C’est fête, ce jour de printemps 1268 à Todi, petite cité ombrienne prospère. Que célèbre-t-on ? Une fête religieuse, le pallio ? La chronique locale n’en a pas gardé mémoire mais l’on se souvient du drame qui va endeuiller la ville et propulser l’un de ses notables sur une voie de sainteté à l’opposé de ses choix de vie. À la tribune officielle, se sont installés maître Jacopo dei Benedetti, très brillant avocat, et son épouse, Vanna de Guidone, issue de la meilleure noblesse de la région. En l’épousant, Jacopo, noble lui aussi, a fait un très beau mariage mais, ce qui compte à ses yeux, c’est l’amour que Vanna et lui se portent depuis plus de dix ans.
Une lueur minuscule
Tout d’un coup, la tribune, mal construite, ou ébranlée par les applaudissements des spectateurs, s’écroule, précipitant la bonne société de Todi dans le vide… Jacopo se relève, sonné mais indemne et n’a qu’une pensée : retrouver sa femme. Vanna est là, parmi les décombres et les cadavres, si gravement blessée qu’elle rend l’âme un instant plus tard dans les bras de son mari suffoqué de détresse. La vie, sans elle, a perdu tout intérêt. Mais dans les ténèbres qui l’entourent, Jacopo distingue une lueur minuscule, dernier signe laissé à son intention par la morte comme si, de l’Au-delà, elle voulait lui montrer le chemin. Sur le cadavre de sa jeune femme, l’on a découvert un cilice, instrument de pénitence, chemise ou ceinture, tissé dans des fibres si dures qu’elles occasionnent des plaies entretenues à son contact et une douleur constante. Comment Jacopo ne s’est-il jamais aperçu des mortifications de Vanna ? Certes, il la savait pieuse mais il découvre d’elle une facette inconnue, si éloignée de leur existence mondaine et superficielle dont il s’imaginait qu’elle la comblait…
Au deuil s’ajoute une remise en question personnelle foudroyante : qu’a-t-il fait de sa vie, à bientôt quarante ans, quelle éternité se prépare-t-il s’il continue ainsi ?
Au deuil s’ajoute une remise en question personnelle foudroyante : qu’a-t-il fait de sa vie, à bientôt quarante ans, quelle éternité se prépare-t-il s’il continue ainsi, lui qui ne vit que pour ses succès de prétoire pas toujours honnêtes ? Tout lui fait horreur : sa belle maison, son argent, son luxe, sa réussite professionnelle et mondaine. Tout cela, c’était pour Vanna ; sans elle, il n’en veut plus. Du jour au lendemain, l’on ne reconnaît plus Jacopo. Désormais, il erre dans les rues vêtu de haillons, l’air égaré, arrêtant les passants pour leur parler de Dieu, des souffrances du Christ et de sa Mère, les inciter au repentir. Plus tard, l’on dira que Jacopo a "déçu" ses anciennes relations. Pour l’heure, il ne les déçoit pas : il les dégoûte. On le prétend devenu fou de chagrin, on l’évite, les enfants lui lancent des pierres et l’affublent d’un surnom, "Jacopone" "Jacques le balourd, le cinglé" qu’il adoptera tel un titre d’honneur et fera passer à la postérité.
Tertiaire franciscain
Né probablement l’année de la mort de François d’Assise, en 1228, Jacopo découvre sa voie, et Dame Pauvreté. À son exemple, il choisit de l’épouser, entre dans le tiers-ordre franciscain, abandonne tout pour s’en aller sur les routes en bizocco (tertiaire, ndlr), pèlerin sans but, sorte de fol en Dieu. Cette vie d’errance, de quasi clochard dure dix ans. En 1278, Jacopo demande son entrée chez les Mineurs, qui refusent de le recevoir, sauf comme frère lai. L’Ordre est alors déchiré entre "Spirituels" fidèles à la rigueur du projet de François et son absolu dépouillement et un courant qui veut adoucir des façons d’être jugées irréalistes.
Jacopo rejoint les spirituels, choix qui lui vaudra bien des peines car ce courant, reconnu par le pape Célestin V, saint authentique, est ensuite condamné par Boniface VIII, pape politique sans scrupule dont certains contestent la légitimité. Parmi eux, les deux cardinaux Colonna, protecteurs des spirituels, qui entrent en rébellion ouverte contre le pontife et s’enferment dans la forteresse de Palestrina, assiégée par Boniface. Son éducation aristocratique conduit Jacopo à rallier les Colonna et, quand Palestrina se rend, en 1298, il est emprisonné avec eux et frappé d’excommunication, sentence bien plus pénible pour lui que la perte de sa liberté.
Poète et jardinier
Est-ce au cours de cet emprisonnement que Jacopo révèle ses talents de poète ou écrivait-il déjà ? Ce qui est certain, c’est qu’il va léguer à la postérité une centaine de pièces, la plupart rédigées en dialecte ombrien, d’autres en latin. L’on y trouve des laudes, des ballades. Ses thèmes sont essentiellement religieux : la louange divine, celle du Christ et de Notre-Dame, de François et de son idéal de pauvreté mais aussi des déplorations sur le lamentable état de l’Église, des satires mordantes sur Boniface VIII qui ne les lui pardonnera jamais. Jacopo et les Colonna sont exclus des mesures de grâce générale prises pour le jubilé de 1300. Il faut attendre la mort du Pape, l’élection de Benoît XI pour que Jacopo soit libéré et réintégré dans la communion de l’Église. Il se retire comme jardinier au couvent des Clarisses de Collazone près de Pérouse où il meurt le 25 décembre 1306. Regrettant leur dureté, ses frères le ramèneront à Todi où il est vénéré comme un saint. Sa cause de béatification, ouverte au XIXe siècle, n’a jamais abouti, Rome ayant la mémoire longue et ne voulant pas encourager la critique du pouvoir pontifical, serait-il en d’aussi mauvaises mains que celles de Boniface VIII.
L’auteur du Stabat Mater
Cela n’a pas empêché l’Église de reconnaître la piété et le talent de poète de Jacopone de Todi dont la pièce latine la plus célèbre, le Stabat Mater, admirable déploration typiquement franciscaine sur les souffrances de la Vierge en pleurs près de la croix où le Fils était suspendu, nourrit toujours la méditation catholique lors des chemins de Croix, pendant le carême et le Vendredi saint.
L’on sait moins qu’il écrivit un équivalent pour Noël, Stabat Virgo prætiosa, "Debout se tenait la Vierge précieuse près de la paille où son Enfant gisait parmi les bêtes, livré à la froidure." Beaucoup de ces textes, notamment ceux consacrés à la Passion, tels Ton Seigneur n’est mort que d’amour méritent d’être redécouverts. Sur sa tombe, son épitaphe résume sa vie, brisée par un drame, reconstruite par la foi : "Il se fit fou par amour du Christ et conquit le Ciel par force", écho à l’Évangile : "Le Royaume des cieux souffre violence et les violents s’en emparent" (Mt 11, 12).