Marie-Estelle Dupont, psychologue clinicienne et psychothérapeute, avait fait entendre sa voix lors de la crise sanitaire en s’opposant notamment au port du masque à l’école. Elle vient de publier Être parents en temps de crise (Guy Trédaniel éditeur). Un ouvrage qui dresse un bilan de la santé mentale de la jeunesse, fortement dégradée depuis la crise sanitaire, et qui invite les parents, dont l’autorité a été malmenée ces dernières années, à réinvestir leur rôle afin de prendre en compte les besoins fondamentaux de leur enfant. Elle prône en ce sens une "éducation consciente, attentive et patiente", offrant "à nos enfants des graines de tendresse, des limites, des cadres, des interdits structurants et des contenus qui leur permettent d’éveiller leur esprit, de rester connectés à leurs perceptions, de conserver le bon sens et de les protéger de l’emprise idéologique extérieure". Entretien.
Aleteia : Vous n’hésitez pas à parler de traumatisme pour définir cette période. En quoi la crise sanitaire a-t-elle été traumatique pour les enfants ?
Marie-Estelle Dupont : Le traumatisme est un événement physique ou psychique qui fait effraction dans les limites d’un individu. Le 16 mars 2020, il y a eu un traumatisme collectif. Tous nos repères ont volé en éclat. Et si, nous, adultes, avons été capables de le comprendre, de s’y adapter et de le surmonter, pour un enfant c’est différent. Les besoins inhérents au développement de l’enfant ne tolèrent pas l’enfermement, le fait de ne plus pouvoir se déplacer, de ne plus être en interaction avec les autres. L’enfant est dans une période sensible, c’est-à-dire une période propice au développement de ses compétences sociales et des apprentissages fondamentaux. Là, on a dépassé les capacités d’adaptation des enfants. La grande erreur a été de se dire : "les enfants ne se plaignent pas donc ils vont bien". C’est confondre résilience et suradaptation. Pour ne pas mettre les adultes qui les entourent en difficulté, les enfants ont tendance à ne pas se plaindre. C’est ce qui explique pourquoi les chiffres de la santé mentale ont d’abord été alarmants chez les adultes avant d’être alarmants chez les enfants. Les adultes ont commencé à aller mal en août 2020 alors que les enfants ont décroché à partir de février 2021. À ce moment-là, il y a eu une grosse vague pédopsychiatrique.
Quels étaient les symptômes ?
Les enfants sont arrivés au bout de leurs ressources adaptatives, au bout de leur fenêtre de tolérance au stress. Ils ont développé des symptômes pour s’adapter à un stress chronique : hypoactivation, repli sur soi, difficulté à aller vers les autres… Le stress lié à la crise a généré de l’impuissance. Ils n’avaient pas les mots, ni les arguments, pour dire que ce qu’on leur imposait n’était pas approprié. On les a plongés dans une angoisse qui n’avait pas à peser sur leurs épaules. Ils étaient sommés de choisir entre rester ancrés dans leurs besoins et leurs perceptions et obéir aux demandes des figures d’attachement et d’autorité. Et devant cette contradiction entre la consigne et son besoin, l’enfant entre dans la torpeur du "à quoi bon, je n’ai pas le choix". Cela génère des dépressions chez les enfants. Ils sont éteints, car ils se sentent impuissants. Ils ne peuvent ni fuir ni combattre et deviennent alexithymiques : ils ne ressentent ni colère, ni peur, ni peine, ni joie, ni envie, ils sourient moins.
Dans quelle mesure la relation parent - enfant a-t-elle été impactée pendant la crise ?
J’ai eu beaucoup de témoignages de parents qui se sentaient désemparés, perplexes ou dépossédés de leur autorité parentale. La crise sanitaire a brouillé les places de chacun dans la société, à commencer par celles des parents et des enfants. Or ce n’est pas la difficulté qui est traumatique pour un être humain, c’est la perte de sens, de repères. Il n’y avait plus la place de la parole paternelle ou maternelle à l’intérieur de la maison, ni celle du politique qui est en principe à l’extérieur de la maison. Les enseignants sont devenus des surveillants, les restaurateurs des policiers et les enfants ont été considérés comme des adultes. Ils étaient contraints aux mêmes mesures sanitaires que les adultes ! Le masque était imposé à l’école comme en entreprise. Comme le disait Christèle Gras-Le Guen, [pédiatre et chercheuse en épidémiologie, chef des urgences pédiatriques et du service de pédiatrie générale du CHU de Nantes], les enfants étaient outillés contre la maladie, mais pas contre l’effet des mesures sanitaires, délétères pour leur développement. Ce n’est quand même pas la même chose d’empêcher des adultes d’aller au cinéma pendant trois mois et de priver des enfants de socialisation et d’apprentissage de qualité. On est tombé dans une indifférenciation des générations. Sans compter que les besoins pédiatriques et neurologiques n’étaient pas respectés par ces mesures. Quand on repense à la distanciation sociale, aux gestes barrière, à l’obligation de rester dans un rond tracé à la craie dans la cour de l’école… L’enfant s’est vu comme étant un danger pour l’autre et a vu l’autre comme un danger. Après ça, c’est compliqué d’aller vers l’autre !
En tant que parent "en temps de crise", impuissant, tiraillé entre deux maux (par exemple déscolariser son enfant ou lui imposer le port du masque), que faire ? Comment réagir ?
D’abord se calmer, être très ancré dans sa fonction verticale. Nos enfants ont besoin que nous demeurions calmes, ancrés et droits. Plus il y a de la panique, plus il nous revient d’être détachés et posés. Il faut que l’on ralentisse quand tout accélère. Que l’on sécurise quand on insécurise. Que l’on réhabilite leur personne quand on les assimile à de vulgaires porteurs de microbes : "Ta personne est sacrée. Ma fonction est sacrée. Quoi qu’on nous impose, rien n’altérera entre nous l’amour, la confiance, la joie et l’alliance. Je suis ta mère, et c’est moi qui décide si je suis d’accord. Et là, non, je ne suis pas d’accord."
Et puis s’instruire. S’informer des stades du développement de l’enfant, lire des ouvrages de vulgarisation… La connaissance est quelque chose de très apaisant. Car quand vous savez ce qui est bon pour l’enfant, vous n’êtes plus vulnérable au doute, vous savez que telle mesure est contraire à son développement. Vous allez alors pouvoir poser une parole, parler des événements, trouver des solutions. Cette attitude montre à l’enfant que l’adulte qui le protège a étanchéifié les murs de la maison, qu’il filtre ce qui vient de l’extérieur, qu’il se pose des questions. Dans ce cas, l’enfant est protégé du traumatisme parce qu’il sait que vous n’êtes pas d’accord avec ce qui est imposé. Il est bon de garder sa liberté de réflexion, de ne pas tomber dans la crédulité.
Aujourd’hui, fin 2023, voyez-vous encore les conséquences de la crise ?
Oui, malheureusement. Les jeunes sont la tranche de la population qui va le plus mal. On leur a brisé les ailes. Certains, qui ont la chance d’avoir un environnement solide, ont repris leur route, mais il y en a beaucoup qui sont dans une coloration d’ "à quoi bon" : à quoi bon continuer ses études, à quoi bon avoir des enfants… Il y a une très forte consommation de psychotropes, énormément d’addictions et beaucoup de profils anxiodépressifs. La baisse du niveau scolaire s’est accentuée depuis la crise, les enseignants témoignent de problèmes de concentration et du besoin des enfants d’être rassuré.
Comment faire pour les aider et restaurer leur équilibre et leur confiance en eux et en l’avenir ?
En tant que parent, c’est à nous de leur donner une espérance, de les faire rêver, de les pousser à avoir des désirs, à développer leurs talents. Cela passe par le dialogue, le fait d’être présent, de faire des choses avec eux, des activités qui créent du lien, du rire, du plaisir. Il est essentiel aussi de les faire lire. Une culture littéraire et philosophique donne des outils pour observer tout ce à quoi l’humanité a déjà pensé et à prendre du recul. Les encourager à aller vers les autres, à créer des liens. Les protéger des écrans. En fait, trois outils simples sont à notre portée : la tendresse, les limites et les livres. Voilà de quoi les aider à se construire malgré tout. Parce que la protection saine passe par l’amour et par les limites, mais aussi par la connaissance, académique ou non. Car les ressources face aux difficultés ne sont pas dans le monde extérieur mais dans leur imaginaire. C’est leur créativité qui va apporter des réponses aux défis du monde futur. Ce n’est pas en étant soumis et peureux qu’ils vont résoudre les problèmes, c’est en étant créatifs et confiants.
Vous évoquez également combien la dimension spirituelle de l’homme est importante, structurante même. En quoi le fait de croire en Dieu peut-il aider à surmonter les difficultés de la vie ?
C’est la réflexion de Husserl lorsqu’il évoque la crise de l’Occident. Nous avons délaissé la philosophie au profit du positivisme scientifique, et le positivisme scientifique, c’est le négativisme spirituel, une anthropologie qui réduit l’homme à sa dimension matérielle voire chiffrée. Quand la vision de l’homme est régie par des algorithmes, on le coupe de sa dimension sacrée. Or l’être humain ne peut pas vivre sans croire. Si on lui dit que Dieu n’existe pas, il aura le vertige car il sera supposé être tout puissant et résoudre les problèmes de l’existence par lui-même. En voulant faire cela, il va se précipiter sur des croyances non structurantes (radicalisme, narratif idéologique…). L’éthologie et la neurologie ont montré que l’être humain a besoin de croire. Si on lui retire sa dimension spirituelle, non seulement on l’ampute d’une part de lui qui lui permet de croire, d’espérer, donc de dépasser les difficultés et de supporter les épreuves de la vie, mais on se fourvoie, car il va déplacer nécessairement ce besoin en le rapatriant sur la technologie ou une autre religion sans Dieu.
La véritable rationalité pour l’être humain serait de croire en Dieu pour éviter de se prendre pour Dieu et faire n’importe quoi.
En outre, si nous croyons, si nous avons une espérance, nous avons les ressources contre les angoisses qui ponctuent toute existence humaine. La médecine, la technologie, ne répondront jamais à ses angoisses. Tuer Dieu ne supprime pas le besoin humain d’une transcendance, cela le rend simplement manipulable et vulnérable, car il peut croire à n’importe quoi et faire de n’importe quoi une religion : la médecine, la technologie, l’argent, les steaks de soja… La véritable rationalité pour l’être humain serait de croire en Dieu pour éviter de se prendre pour Dieu et faire n’importe quoi.
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