Après Simone Veil l’an dernier, voici donc l'abbé Pierre. Le Voyage du siècle pour elle, Une vie de combats pour lui. On est censé appeler ça un biopic. Plus court et plus chic que biographie cinématographique, le mot convient bien à l’objet qu’il désigne : un genre qui se distingue rarement d’un long clip publicitaire. Nul doute que les lycéens seront emmenés par larges pelletées à cette nouvelle panthéonisation par l’écran. Une vie en deux heures : défi impossible qui condamne presque obligatoirement à une juxtaposition de scènes à faire, mais qui assure des entrées proportionnelles à la notoriété du héros du jour.
Un exploit mimétique
Ce qui étonne est l'admiration sans bornes pour un comédien qui imite un personnage réel. Il ne joue pas Henri Grouès, dit-on ébahi, il est Henri Grouès. L’échelle de valeur artistique que cela implique est assez douteuse. Confessons plus d’admiration pour Benjamin Lavernhe quand il crée un Narcisse nouveau dans Britannicus de Racine, ou même quand il campe un jeune marié égocentrique dans Le Sens de la fête, que quand il supporte huit heures de maquillage pour ressembler à l'abbé Pierre. On ne voit guère l’intérêt de l’exploit mimétique, surtout pour une personne dont on a toutes les images d'archive que l'on veut. Singer est-il plus admirable que créer ?
Même pour qui n’a pu vu le film, l'agitation médiatique qui a entouré sa sortie tend, hélas, à donner raison aux réserves que, dès 1956, exprimait Roland Barthes sur "l’iconographie de l’abbé Pierre". Après avoir montré comment l’apparence physique et vestimentaire de l’abbé unissait les signes de la légende et les signes de la modernité ("archétype capillaire de la sainteté", barbe de capucin suggérant une moindre appartenance à la hiérarchie…), Barthes concluait sévèrement : "J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice." La question, bien sûr, n’est pas sans fondement, tant il y a loin entre s’attendrir devant un comédien talentueux et tendre une soupe réelle à un sans-abri qui empeste. Elle pourrait d’ailleurs s’étendre à Simone Veil, pour qu’on ne confonde pas l’attention à la détresse de femmes et la pression collective continue pour les pousser à avorter.
La réalité de la charité
Si piquante soit-elle, la critique de Barthes repose toutefois sur une opposition aussi dangereuse qu’imprécise entre justice et charité. Mille fois fait, le procès voit dans la charité un sentimentalisme sans effet, qui suscite au mieux une juxtaposition de mesurettes individuelles, là où des changements collectifs radicaux s’imposeraient. Poussée à l’extrême dans une logique marxiste, la charité serait nuisible : en pansant les plaies du malade privé de soins, on ralentirait la réforme de l’hôpital que seule une catastrophe complète susciterait. Contre cette logique prête à laisser mourir la personne dans l’espoir de modifier la superstructure, il est bon de rappeler l’inhumanité qu’il y a à sacrifier l’appel urgent du présent à un hypothétique avenir meilleur.
En outre, Barthes confond à l’évidence la charité et l’aide humanitaire. Or, la charité prise dans toute son ampleur — "le Nom même de la Troisième Personne Divine", écrivait Bloy — est capable d’infiniment plus : elle peut susciter les bouleversements salutaires, renverser les dictatures et faire triompher la justice. Quand le pape François dit que "la politique est la forme la plus haute de la charité", ce n’est certainement pas pour tourner le dos à l’exigence de justice. Cela rappelle en revanche que la politique ne trouve sa plénitude que dans l’offrande de soi au service du bien de tous. "Réalité de la justice" contre "signes de la charité", écrivait Barthes. Mieux vaudrait mettre en œuvre la réalité de la charité, qui ne peut d’ailleurs se passer de signes. Il n’est pas interdit de penser à ces signes sensibles de la grâce que Dieu nous donne qu’on appelle les sacrements. Ces signes-là nous touchent d’autant plus qu’ils ne passent pas par un écran.