Il y a quelque chose d’étrange dans le fait de lire le nouveau livre de François-Xavier Bellamy, Espérer (Grasset), au moment où un professeur est assassiné pour le simple fait d’être professeur. Confessons que nous n’étions pas loin de penser, en constatant que seule la préface était centrée sur l’espérance, que le titre, Espérer, relevait plus de la stratégie commerciale que de l’annonce du thème principal. Belle préface, ceci dit, qui invite, à la suite de Bernanos, à renvoyer dos à dos optimisme et pessimisme, deux manières symétriques de se voiler la face et de se désolidariser de tout ce qui arrive. Quelle responsabilité les hommes pourraient-ils bien avoir, si les choses s’améliorent ou se détériorent par elles-mêmes de toute façon ? Dire "c’est foutu" ou dire "tu vas t’en sortir" est souvent une manière discrète de se retirer de l’affaire. L’espérance au contraire, "implique de reconnaître le mal, et de miser pourtant sa vie sur la possibilité d’un bien".
Titre trompeur, passée la préface ? Bellamy, pourtant, assure que la question "Que m’est-il permis d’espérer ?" — une des interrogations qui fondent la philosophie selon Kant — est le fil rouge des autres questions qui composent les trois chapitres du volume : "Peut-on rêver d’un monde sans violence ?", "Y a-t-il un progrès dans l’histoire ?", "Qu’attendons-nous pour être heureux ?" Si le fait d’espérer n’en est pas l’objet direct, le livre peut donc tout de même être lu comme une propédeutique à l’étude de l’espoir ou de l’espérance.
Se réconcilier avec le présent
Propédeutique fort utile, en l’occurrence, puisqu’elle met en garde contre bien des ersatz utopiques qui se veulent alléchants. Le "vivre-ensemble" ? Démystifié à l’aide de René Girard, il devrait d’abord paraître comme un cauchemar absolu à cause de la convergence mimétique de nos désirs. Seul un idéalisme naïf peut en faire une promesse de paradis. Le progrès technique, autre raison d’espérer ? Démasqué par Radkowski, il n’existe que selon des valeurs fluctuantes que le progressiste fasciné présente bizarrement comme absolues. Si le critère est le temps passé en transport, soit, le TGV est un progrès, mais s’il s’agit de l’attention au monde qui nous entoure, la marche à pied vaut certainement mieux.
Le philosophe Bellamy s’en tient ici à sa discipline et ne s’aventure jamais du côté de la théologie.
De même, la voiture marque un grand progrès si le but est de monter à l’Alpe d’Huez sans fatigue avec six valises et un lit parapluie. En revanche, si le critère est de moins polluer, le vélo est certainement une avancée technique plus décisive. Espérer en l’avenir, au moins ? S’il peut être utile de faire des plans et de songer à la conséquence de ses actes, la lecture de Sénèque nous rappelle opportunément que celui dont toute la vie dépend de l’avenir ne fait probablement rien du présent. Aristote permet heureusement de concilier ce que nous sommes et ce que nous rêvons d’être, en distinguant la puissance et l’acte. "Le grand paradoxe de notre vie, note Bellamy, c’est que, pour devenir ce que nous sommes, il nous faut du temps." C’est ainsi que le livre revient ultimement à l’espérance, dans une réconciliation avec le présent qui n’oublie pas pour autant que "beaucoup, dans chacune de nos vies, est encore en attente".
Un itinéraire spirituel ?
Le philosophe Bellamy s’en tient ici à sa discipline et ne s’aventure jamais du côté de la théologie. C’est d’espérance séculière qu'il parle, sans jamais tomber à l’inverse dans un messianisme terrestre. Pourtant, sa réflexion sur la manière dont nous pouvons habiter le temps le mène implicitement au seuil de l’éternité. Ainsi, quand il écrit que "nous attendons ce temps où le temps ne sera plus pour nous un sujet d’inquiétude permanente, où nous pourrons vraiment vivre absolument de ce présent qui donne à l’attente de l’avenir, au souvenir du passé, leur pleine signification" et qu’"il nous faut travailler pour y parvenir", on est tenté de lire dans ce programme philosophique un itinéraire spirituel. Sans doute la philosophie telle que la conçoit Bellamy nous mène-t-elle seulement, pour paraphraser Péguy, au porche du mystère de la deuxième vertu.
Espérer être parfois entendu, espérer que ce qu’on sème maladroitement donnera un jour quelque fruit.
Faut-il alors reprocher à Espérer de ne pas tenir entièrement les promesses de son titre ? L’assassinat du professeur Dominique Bernard nous suggère une manière plus large de comprendre le choix du verbe, comme si enseigner était en soi un acte d’espérance, indépendamment même du contenu de l’enseignement. Espérer être parfois entendu, espérer que ce qu’on sème maladroitement donnera un jour quelque fruit, espérer que la philosophie conduit à la sagesse plus qu’à l’arrogance conceptuelle, espérer qu’un vers de Corneille ou une page de Stendhal soit un antidote aux slogans simplistes ou aux discours haineux. Espérer et enseigner sans illusion, bien sûr. Sans l’optimisme démagogique qui ignore la nécessité du travail acharné. Sans le pessimisme désabusé qui coupe les ailes de l’élève en l’enfermant définitivement dans sa médiocrité.
Continuer à enseigner
Dans sa préface, Bellamy fait une belle analogie avec le pardon : "Le pardon n’est pardon que là où il n’y a pas de place pour l’excuse ; de même, l’espérance n’est espérance que là où il n’y a aucune raison d’être optimiste." On est tenté d’ajouter qu’on n’enseigne vraiment que dans la conscience de la fragilité du savoir face à la barbarie. Espérer, le titre s’imposait donc pour ce livre dicté par la fragile certitude que continuer à enseigner n’est pas entièrement vain, pour un député européen comme pour un instituteur de CE1.
Pratique :