L’Amérique n’est sans doute plus aussi dominatrice qu’il y a une trentaine d’années, lorsqu’elle est apparue l’unique superpuissance dans le monde après l’effondrement du bloc soviétique. Ses "valeurs" ne sont pas devenues universelles. Les attentats islamistes du 11 septembre 2001 et l’échec de ses interventions en Irak et en Afghanistan suffisent à le vérifier, sans parler de la crise financière de 2008, de la rivalité avec la Chine, de l’hostilité croissante de la Russie et, à l’intérieur, de l’antagonisme, qui s’est exacerbé avec l’irruption de M. Trump, entre les partis démocrate et républicain. Et pourtant, le leadership américain demeure incontestable à un niveau que l’on peut appeler "culturel".
Par-delà les dualismes manichéens
Les États-Unis ont été et restent en effet en pointe dans le prodigieux développement de l’informatique qui a révolutionné le traitement et la circulation de l’information. ChatGPT et les avancées de l’intelligence artificielle ne pouvaient venir de nulle part ailleurs. L’Internet et les réseaux sociaux ont été décisifs pour la constitution de deux blocs intolérants et incompatibles, qui s’affrontent et qui n’ont plus grand-chose à voir avec la latéralisation, présumée fondamentale au XXe siècle, entre "droite" et "gauche" : d’un côté un populisme nationaliste et climatosceptique ; de l’autre le "wokisme" et le droit déclaré inaliénable de disposer de son corps (avortement, changement de "genre"…).
La dictature du "politiquement correct" sur les campus a suscité en réaction des groupes qui s’opposent, au besoin en allant en justice, à toute censure abusive et veillent à ce que les débats soient contradictoires.
Cependant, le même « système » ne condamne pas au choix entre deux options qui peuvent légitimement paraître aussi peu ragoûtantes l’une que l’autre. Dans chaque cas, les fondements théoriques ou intellectuels sont précaires et les adhésions sont largement émotionnelles, motivées par des messages lapidaires. Mais les moyens de communication disponibles favorisent la diffusion de réflexions plus poussées, relayées puisque provocantes et permettant ainsi, au moins jusqu’à un certain point, de dépasser les dualismes manichéens.
Nouvelles plates-formes
La dictature du "politiquement correct" sur les campus a suscité en réaction des groupes qui s’opposent, au besoin en allant en justice, à toute censure abusive et veillent à ce que les débats soient contradictoires. Un bon exemple, réunissant (moins paradoxalement qu’il ne paraît) libertaires et conservateurs ou traditionalistes, est le lobby FIRE. Ce mot (« feu » en anglais) est l’acronyme de Foundation for Individual Rights and Expression (Fondation pour les droits et l’expression des individus). Il y a aussi Substack, une plate-forme qui permet à chacun de lancer un site internet, un blog, une newsletter par email, des podcasts…, pour des abonnés payants ou non. Le succès est tel qu’il y a désormais maints émules. Le principal semble être Ghost (et UnHerd en Angleterre). Un autre, Revue, a été racheté par Twitter (rebaptisé "X" en juillet dernier par son illustre nouveau propriétaire, Elon Musk).
La frontière entre le donné naturel et le fabriqué planifié disparaît, de même qu’entre le sacré et le profane. L’art, l’amour et la poésie sont instrumentalisés.
Il arrive que ce qui est publié de la sorte soit retransmis par le bouche-à-oreille et retienne l’attention de journalistes de grands médias à l’affut d’idées nouvelles et aguichantes. Ce qu’ils en rapportent attire des commentaires, des débats et finalement des éditions sous forme de livres bientôt recensés et analysés, qui rassemblent des articles d’un même auteur devenu "influenceur". On présentera ici trois de ces personnalités rendues célèbres par Substack.
L’écologie technocratisée
Paul Kingsnorth (né en 1972) est anglais et vit en Irlande. Militant écologiste autrefois accusé d’ "écofascisme", journaliste, romancier, poète, essayiste, longtemps athée, il a abondamment publié avant de se convertir en 2021 au christianisme dans l’Église orthodoxe roumaine. Substack édite depuis lors ses articles sous le titre général The Abbey of Misrule ("L’Abbaye de la mauvaise gouvernance"). Il raconte que le mouvement "vert", après avoir été récupéré et dénaturé par un gauchisme orphelin des utopies communistes, est à présent absorbé et exploité par un capitalisme technocratique, où les grandes multinationales se proclament vertueusement engagées à fond dans la sauvegarde de la planète.
Un des récents articles de N.S. Lyons suggère que la différence est aujourd’hui moins grande qu’on le croit entre la Chine et les États-Unis.
Il y est donc escompté que l’intelligence artificielle tirera le meilleur parti possible des big data (les masses colossales de données numérisées) pour remodeler de façon efficace, durable et jouissive non seulement l’environnement mais encore l’homme lui-même. Autrement dit, la science règlera elle-même les problèmes qu’elle a pu causer. Tout est réputé quantifiable et en conséquence manipulable et améliorable jusqu’à une efficacité parfaite. La frontière entre le donné naturel et le fabriqué planifié disparaît, de même qu’entre le sacré et le profane. L’art, l’amour et la poésie sont instrumentalisés. La pandémie du Covid peut alors être interprétée comme l’occasion d’une expérimentation du conditionnement et du contrôle des populations.
Le "management scientifique" des mentalités
Dans son blog The Upheaval ("Le Bouleversement"), N.S. Lyons rejoint ces perspectives. C’est le "nom de plume" d’un auteur qui a jusqu’à présent réussi à garder l’anonymat, bien qu’il soit de plus en plus sollicité pour des interviews (mais jamais en vidéo). Un de ses récents articles suggère que la différence est aujourd’hui moins grande qu’on le croit entre la Chine et les États-Unis. Ce que ces deux géants ont en commun serait le "management scientifique" non pas tant de l’économie que de l’opinion et des mentalités. La différence ne réside que dans le style : "dur" (autoritaire et répressif) en Chine ; et aux États-Unis "mou" (censurant au nom d’une morale soi-disant éclairée ou bien identitaire). N.S. Lyons a aussi été un des rares à tenter d’ "expliquer" M. Poutine : le maître d’un empire a constamment besoin d’ennemis extérieurs pour maintenir un état de guerre qui élimine toute opposition interne.
Tout cela n’est pas véritablement nouveau. L’emprise de la technique a été stigmatisée dès les années 1950 par le phénoménologue existentialiste Martin Heidegger (1889-1976), puis par le protestant libertaire Jacques Ellul.
Enfin, dans Archedelia — dévoilement (delia en grec), de l’origine (archè) —, Matthew B. Crawford (né en 1965) critique les technologies qui accaparent l’attention en la détournant de la réalité du concret pratique et des autres. Embauché dans un think tank, il est vite parti pour garder sa liberté et est devenu réparateur de motos. Son premier livre, Éloge du carburateur (2009, traduit en français en 2010 à La Découverte), montrait que le travail manuel, artisanal ou domestique, délivre de l’enfermement en soi face aux écrans, sans prise sur le réel. Il enseigne maintenant dans une université et se déclare disciple de la philosophe et mystique chrétienne Simone Weil (1909-1943). Il s’est élevé ces derniers temps contre l’enthousiasme pour les voitures sans conducteur, signe selon lui d’une "abolition de l’homme" (comme disait C.S. Lewis), alors que le partage des chaussées est un mode exemplaire de socialisation.
De la fiction à l’actualité
Tout cela n’est pas véritablement nouveau. L’emprise de la technique a été stigmatisée dès les années 1950 par le phénoménologue existentialiste Martin Heidegger (1889-1976), puis par le protestant libertaire Jacques Ellul (1912-1994) avec La Technique ou l’Enjeu du siècle, (1954), Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988). Il y a eu des films comme Soleil vert (1973) ou la série des Matrix (le premier en 1999), et en littérature les dystopies dont les plus marquantes sont sans doute Nous autres (1920) d’Evgueni Zamiatine (1884-1938) et Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley (1894-1963). Ce qui peut impressionner est que les mises en garde plus récentes ne sont plus de la fiction, mais des analyses de l’actualité. Et ce qui peut déboucher l’horizon est que le "système" (Substack ici) produit lui-même les voix qui le contestent et que celles-ci s’inspirent de la foi chrétienne.