Les années marquantes dans la vie de la petite Thérèse sont bien connues de ceux qui l’aiment : sa naissance en 1873, le décès de sa mère en 1877, la grâce de Noël en 1886, son acte d’offrande à l’Amour miséricordieux en 1895 et, bien sûr, son "entrée dans la vie" en 1897. Parmi toutes ces dates, il en est une, plus discrète, qui est pourtant décisive dans son évolution spirituelle : 1893. Que s’est-il passé ?
La sortie du tunnel
En 1888, Thérèse entre au Carmel. Son vœu le plus ardent, qu’elle est allée confier à Léon XIII à Rome, est enfin exaucé ! Mais paradoxalement, les cinq premières années de la vie de Thérèse au Carmel sont marquées par de multiples souffrances : sécheresses intérieures, épreuves humiliantes de son père, "coups d’épingles" des tracasseries communautaires, etc. L’obscurité de ces premières années coïncident avec de nombreuses grâces que Thérèse reçoit sans pourtant les "sentir". Elle décrit ainsi cette période :
"Jésus m'a prise par la main, et Il m'a fait entrer dans un souterrain où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas et que la pluie et le vent ne visitent pas. Un souterrain où je ne vois rien qu'une clarté à demi voilée, la clarté que répandent autour d'elle les yeux baissés de la face de mon Fiancé ! [...] Mon Fiancé ne me dit rien et moi je ne lui dis rien non plus sinon que je l'aime plus que moi, et je sens au fond de mon cœur que c'est vrai car je suis plus à Lui qu'à moi ! [...] Je ne vois pas que nous avancions vers le terme de la montagne puisque notre voyage se fait sous terre, mais pourtant il me semble que nous en approchons sans savoir comment" (Lettres de Thérèse 110, 30-31/8/1890).
Mais à partir de l’année 1893, l’atmosphère spirituelle de Thérèse change. Elle devient beaucoup plus joyeuse, lyrique, printanière. C’est le printemps après l’hiver. Thérèse sort du tunnel obscur dans lequel elle était plongée et se reconnaît, avec Céline, comme une petite goutte de rosée capable de désaltérer la soif de Jésus : la fleur des champs.
"Ce n'est […] pas l'esprit et les talents que Jésus est venu chercher ici-bas. Il ne s'est fait la fleur des champs qu'afin de nous montrer combien Il chérit la simplicité. Le Lys de la vallée n'aspire qu'après une petite goutte de rosée..." (Lettres de Thérèse 141, 25/4/93.)
C’est à partir de cette année 1893 qu’elle va se mettre à écrire des poésies, des pièces de théâtre, qu’elle entrera dans une nouvelle maturité spirituelle, et se préparera à développer les premières lignes de sa "petite voie". Que s’est-il passé ?
Le langage des Écritures
Beaucoup de facteurs extérieurs pourraient expliquer ce changement d’atmosphère : mère Agnès, sa sœur, est devenue prieure ; son père est désormais sorti de l’asile du Bon Sauveur, il est pris en charge par sa famille... Mais à un autre niveau, plus profond, il faut signaler un signe qui ne trompe pas : les citations des Écritures abondent dans les lettres de Thérèse, avant de surabonder dans ses autres écrits. Le grand tournant de 1893, s’il pouvait s’exprimer, pourrait être décrit de la manière suivante : désormais, Thérèse redit avec les mots des Écritures, avec la parole de Dieu, les grandes intuitions qu’elle exprimait, auparavant, avec ses mots à elle, ou avec ceux des auteurs spirituels de son temps. Son langage est celui des Écritures. Un exemple suffit à le faire sentir.
Ce que Thérèse savait déjà, elle va désormais le redire… mais avec les mots des Évangiles.
Pour rendre compte de la sécheresse ressentie par Céline dans sa prière, Thérèse, avant 1893, s’appuie sur l’Imitation de Jésus-Christ :
"Tu ne sens pas ton amour pour TON ÉPOUX, tu voudrais que ton cœur soit une flamme qui monte vers lui sans la plus légère fumée, fais bien attention que la fumée qui t'environne n'est que pour toi ; pour t'ôter toute la vue de ton amour pour Jésus, la flamme n'est vue que de lui seul, au moins alors il l'a tout entière, car pour peu qu'il nous la montre un peu, vite l'amour-propre vient comme un fatal vent qui éteint tout !..." (Lettres de Thérèse 81, 23-25/1/89.)
L’explication est magnifique ! Mais à partir de 1893, Thérèse explique la même réalité avec une exégèse géniale des Évangiles :
"Notre Seigneur veut laisser “les brebis fidèles dans le désert” (Lc 15,4). Comme cela m'en dit long !... Il est sûr d'elles ; elles ne sauraient plus s'égarer car elles sont captives de l'amour, aussi Jésus leur dérobe sa présence sensible pour donner ses consolations aux pécheurs, ou bien s'Il les conduit sur le Thabor c'est pour peu d'instants (Mc 9,1), la vallée est le plus souvent le lieu de son repos. “C'est là qu'Il prend son repos à midi” (Ct 1,6)" (Lettres de Thérèse 142, 25/4/93 ; cf. Lettres de Thérèse 144, 23/7/1893 ; Lettres de Thérèse 145, 2/9/93 ; Lettres de Thérèse 165, 7/7/94.)
Ce que Thérèse savait déjà, elle va désormais le redire… mais avec les mots des Évangiles, beaucoup plus savoureux, joyeux et transformants. Ce n’est plus elle qui parle, désormais, c’est Jésus qui, passant par sa méditation des Écritures, va parler à travers ses écrits. Voici l’une des clefs de la très haute fécondité de Thérèse et du rayonnement universel de sa parole !
Et pour nous ?
Il serait artificiel de vouloir plaquer, comme une méthode infaillible, cet enseignement pour notre vie spirituelle. Elle est toujours plus mystérieuse que ce que nous pourrions l’imaginer. Il y a tout de même quelques leçons à en tirer. Un des signes les plus forts pour qui accompagne une croissance spirituelle est celui d’un rapport de plus en plus vital aux Écritures. Il ne s’agit pas de rabâcher les mots "usés" que tout le monde emploie. Les enfants de Dieu, absolument uniques aux yeux de leur Père des cieux, sont appelés à dire une parole originale que l’inépuisable fécondité des Écritures pourra susciter !
Pratique