Voici un pape qui décidément aime la liberté. Quelques semaines après avoir publié une lettre apostolique vibrante en l’honneur de Blaise Pascal, dont les Provinciales avaient été mises à l’index par son prédécesseur Alexandre VII, il vient de saisir l’occasion d’un voyage en Mongolie pour dire son admiration pour Pierre Teilhard de Chardin dont certains écrits ont été condamnés par le Saint-Siège, en 1955 et en 1962.
François a foncé sur l’obstacle. Il justifie explicitement sa référence au savant jésuite français. "Le père Teilhard était engagé dans des recherches géologiques en Mongolie", explique-t-il. Et d’ajouter : "Il désirait ardemment célébrer la messe, mais il n’avait ni pain ni vin avec lui. C’est alors qu’il composa sa "Messe sur le monde", exprimant ainsi son offrande : "Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle." Et le Pape de conclure :
Ce prêtre, souvent incompris, avait l’intuition que l’Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l’autel du monde et qu’elle est le centre de l’univers, le foyer débordant d’amour et de vie, même à notre époque de tensions et de guerre.
Cette référence touche au cœur du malentendu qui accompagne l’œuvre du grand théologien. Pour Teilhard, le cosmos tout entier est en marche vers le Christ. Il considère l’évolution théorisée par Darwin non pas comme la conséquence du péché, mais comme un dessein intelligent qui fait partie du plan divin. Il ne voit pas le cosmos comme une création statique dévoyée par le péché, mais bien comme un mouvement qui va vers l’oméga, le Christ, à travers une histoire dans laquelle le bien ne supplante pas le mal, mais dans lequel le mal et le bien grandissent ensemble.
La querelle des rites en Chine
La "Messe sur le monde" évoque aussi sans doute, dans l’esprit du pape François, la "querelle des rites" qui impacta considérablement les missions d’évangélisation des jésuites en Chine au XVIIe siècle, et indirectement la situation de l’Église chinoise aujourd’hui. Pour les missionnaires jésuites proches de Matteo Ricci, le christianisme devait tenir compte des structures mentales chinoises, y compris dans ce qu’elles ont d’apparemment incompatible avec l’esprit occidental. Certains missionnaires enfouis en Chine, faute de blé, songèrent à consacrer du riz à la place du pain eucharistique, et aussi à recourir au mot "tian", le ciel, emprunté à Confucius pour désigner Dieu. L’ordre des dominicains obtient du Pape, en 1639, une enquête sur les initiatives de ces missionnaires, enquête qui aboutit à faire interdire le recours aux traditions confucéennes. L’évangélisation de la civilisation chinoise buta sur cet obstacle. Nous sommes aujourd’hui incapable de nous représenter ce que serait le monde avec une Chine chrétienne.
La référence à la "Messe sur le Monde" de Teilhard est sans aucun doute à rapprocher de la volonté du pape François de trouver le chemin d’un rapprochement avec la Chine. Au cours de son voyage en Mongolie, le Pape a lancé, depuis Oulan Bator, un appel apparemment improvisé aux catholiques chinois qu’il a exhorté à être "bons chrétiens et bons citoyens". Bon citoyen, cela veut dire beaucoup de choses, pour un Chinois. Le Saint Père a aussi exprimé depuis la Mongolie son désir d’être invité officiellement en Chine, lui qui justifiait il y a quelques jours son refus d’une visite officielle en France par souci de ne pas se rendre officiellement "dans les grands pays". "La Chine m’inquiète", disait Madame Verdurin. Plus sérieusement, la Chine nous tourmente tous, nous disciples du Christ. Le Pape ne peut qu’être loué de se préoccuper de cet enjeu colossal pour l’avenir du monde.