Le vendredi 16 juin 1989, j’avais 20 ans et j’étais à Notre-Dame de Paris : le cardinal Lustiger y consacrait ce jour-là le nouvel autel de Notre-Dame, œuvre des sculpteurs Jean et Sébastien Touret. À l’entrée de la majestueuse nef, nous entendions quelques personnes, jeunes, disons "tradis" déjà à l’époque, nihil nove sub sole, qui criaient très fort pour être bien entendus : "C’est pas beau !" Il en fallait plus au cardinal Lustiger pour se laisser démonter ou s’inquiéter. Il en souriait presque et à la fin de la célébration eucharistique, décrivant à l’assemblée ce nouvel autel dressé à l’entrée du chœur, il tapait dessus en disant : "Cet autel est là pour des siècles !" Déjà taquin, ou lucide, ce qui est la même chose pour un gascon, je me disais à ce moment-là qu’il était hasardeux de promettre des siècles à une installation, surtout en France, surtout dans l’Église. Il n’y a que le Christ et son Évangile qui ne changent pas.
Le fruit d’un choix
Moins de trente ans plus tard, le 15 avril 2019, la flèche de Notre-Dame perçait douloureusement le voûtain de la cathédrale, écrasant cet autel. Je ne ferai pas de providentialisme, ni pour hier ni pour demain. Rendons juste grâce à Dieu que les dégâts mobiliers furent mineurs lors de l’incendie et que continue à briller, signe de foi et d’espérance, la croix dorée commandée par le même cardinal Lustiger au-dessus de la Pietà de Nicolas Coustou, dressée pour exaucer le vœu de Louis XIII.
Quatre ans après, un nouveau mobilier liturgique est commandé pour notre cathédrale. Il durera ce qu’il durera, seul Dieu le sait. Il est le fruit d’un choix, libre et éclairé, de l’archevêque de Paris, ce qui est sa mission et sa responsabilité. Le pire aurait été de se défausser, de ne pas choisir, de laisser à d’autres, ne disposant d’aucune mission ecclésiale, le soin de choisir pour nous, pour lui, dans sa cathédrale, les éléments mobiliers pour les célébrations, les vénérations, l’adoration et la consécration. Ce n’était pas pensable. Certains vont râler, sport national pratiqué avec talent dans l’Église. À un an des Jeux olympiques, notre pays est le mieux entraîné au monde dans cette discipline qui n’y figure hélas pas. À un an du synode sur la synodalité, les chrétiens se préparent aussi à une coupe du monde de la râlerie pour ce moment ecclésial.
Un aménagement déjà daté
Pendant ce temps, nous dressons un autel, un ambon, un baptistère, un tabernacle et un reliquaire pour la couronne d’épines afin de pouvoir de nouveau célébrer dignement dans la cathédrale et vénérer les mystères de la Passion du Seigneur. Nous posons le mobilier de la foi, le mobilier de l’unité, le mobilier de l’Église rassemblée par son évêque. Le mobilier est changeant, ce qui est sa définition même, (combien d’autels dans Notre-Dame depuis 1163 ?), ce mobilier sera aussi daté, dans une époque, un style, une théologie et une spiritualité. On peut s’amuser, en visitant les églises, à deviner à quelle époque les aménagements liturgiques y ont été réalisés, de même que d’un seul coup d’œil, on peut différencier le gothique flamboyant, le roman, le baroque.
Être fidèle à la Tradition, revendiquée par tant de conservateurs, ne consiste souvent qu’à vouloir reproduire ce qui fut à la mode à des époques particulièrement datées. Cet aménagement liturgique de Notre-Dame est déjà évidemment daté comme peut l’être l’art contemporain. Va-t-on reprocher à l’art d’être de son époque ? Ce serait une absurdité, car ce ne serait pas de l’art, mais de la copie. On ne peut reprocher à l’art que de ne pas rendre visible l’invisible ou de ne pas être à son service, et encore, nous ne serons pas tous d’accord là-dessus.
Laisser la place à l’essentiel
Mais il nous faut garder à l’esprit que ces objets n’ont de sens qu’en mouvement, qu’en utilisation et qu’ils ne sont là que pour servir plus grand qu’eux, comme chacun de nous. Posés là, en photo en plus, ils ne sont que signes. Ils doivent encore devenir vivants, prendre vie de la communauté ecclésiale qui va les animer, au sens le plus étymologique du terme, les remplir de l’Esprit de Dieu. Alors ils s’effaceront pour laisser la place à l’essentiel : la présence réelle du Seigneur, la grâce du baptême, la proclamation de l’Évangile, la consécration de l’Eucharistie, la vénération des reliques de la Passion. Ces réalités, plus tangibles que le bronze, la pierre, le bois ou le marbre dont on fait des idoles, sont les seules qui comptent.
Alors oui, nous aimerons ou nous n’aimerons pas, c’est trop simple pour Notre-Dame, c’est trop compliqué pour être chrétien, trop ou pas assez consensuel, c’est trop pauvre pour la richesse de Dieu, c’est trop riche pour la pauvreté des pauvres, c’est trop moderne pour du gothique, c’est trop classique pour notre époque, c’est de l’art de boomer post-Vatican II, c’est du déjà vu, c’est trop petit pour la cathédrale, c’est trop grand pour les lectures… bref. Des goûts et des couleurs, on peut discuter et c’est très bien d’ailleurs. Mais regardons Celui, le seul, que ces objets nous indiquent et servent, comme Jean-Baptiste que nous fêtons en ces jours et qui nous désigne l’Agneau de Dieu.