La loi permettant à deux personnes de même sexe de se marier avec les mêmes droits et obligations qu’un homme et une femme a été promulguée le 17 mai 2013. À l’approche du dixième anniversaire de cette modification sensible du code civil, un retour en arrière et un bilan ne sont peut-être pas inutiles. Avec le recul, il apparaît d’abord qu’il s’est agi d’un phénomène international. Entre 2001 et 2006, successivement les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne, le Canada et l’Afrique du Sud ont ouvert la voie. La France n’est que le quatorzième pays à légaliser le "mariage gay". Elle est encore précédée par les Scandinaves, Anglais et Portugais, Argentins, Brésiliens… Ne tardent pas à suivre la Nouvelle Zélande, les États-Unis à l’échelle fédérale (la plupart des États ayant pris les devants), puis le Luxembourg, l’Irlande, l’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, Taïwan et plusieurs autres pays d’Europe et d’Amérique latine, jusqu’au Chili et à la Suisse en 2022.
Le mariage pour tous est un ralliement à un idéal réputé ringard : l’engagement mutuel, durable et fécond, marque d’un conformisme "bourgeois".
C’est toutefois chez nous que les débats ont été les plus vifs et que l’on s’est le plus mobilisé pour (par principe) et contre (non moins par conviction, et massivement). Sur le fond, le différend s’est situé à un niveau inédit : non plus économico-social, ni politique, ni même idéologique, mais "sociétal", c’est-à-dire au sujet de la garantie collective et juridique de droits individuels. Mais d’un point de vue formel, les affrontements de l’époque n’ont pas été si différents de ceux de ces derniers mois à propos de la réforme des retraites : un projet gouvernemental maintenu malgré une série de grandes manifestations protestataires.
Le débat n’est pas clos
Rétrospectivement, il n’est pas surprenant que les opposants n’aient pas eu gain de cause, bien qu’ils aient rassemblé des foules dans les rues. Ils n’entendaient pas renverser le pouvoir en place. Et celui-ci était entraîné dans une dynamique à l’œuvre dans pratiquement tous les pays acquis à un libéralisme inséparablement économique, politique, moral et sécularisé : des élites "éclairées" s’appliquaient à la protection légale d’actes et de comportements jusque-là réprouvés comme contraires à l’intérêt général et même au bien commun, mais désormais tenus pour "naturels" et inoffensifs entre adultes consentants.
Est-ce à dire qu’il était vain de résister et qu’il ne reste plus qu’à se résigner ? En réalité, de même que pour l’avortement, l’erreur aurait été de renoncer à argumenter, aujourd’hui elle reste d’estimer qu’il n’y a plus rien à dire ni à faire. Car les questions soulevées des deux côtés demeurent. L’existence de l’homosexualité est un défi, autant pour ceux qui sont concernés que pour ceux qui ne le sont pas. Ces derniers doivent admettre que c’est là un problème dont la solution n’est ni l’ignorance ni la répression. Ils ont de plus à prendre en compte que c’est une identité vécue de manières très diverses et même parfois évolutives, comme le laisse utilement entendre la "théorie du genre", quelles que soient les objections qu’elle mérite.
Retour à la fidélité conjugale ?
Pour leur part, les partisans du mariage entre personnes du même sexe seraient avisés de se demander si c’est là une avancée pour l’humanité. Ils peuvent certes y voir l’abolition d’une ségrégation, une normalisation… Mais, surtout si cela implique la fidélité et s’accompagne même de la volonté d’avoir et d’élever des enfants, c’est aussi un ralliement à un idéal réputé ringard : l’engagement mutuel, durable et fécond, marque d’un conformisme "bourgeois", puisque ce n’est plus (comme chez Pascal) le "moi", mais (depuis Gide) la famille qui est "haïssable". Ce n’est toutefois pas ici la "modernité" qui s’aligne sur des "valeurs" traditionnelles, si l’on considère que la loi de 2013 ne conforte pas la dignité du mariage et l’instrumentalise plutôt au service de convenances personnelles — et souvent provisoires.
Car s’il ne semble pas y avoir de chiffres disponibles sur les divorces homosexuels, on ne voit pas pourquoi le taux serait inférieur à celui (45%) relevé pour l’ensemble des mariages en France ces dix dernières années. Il s’avère donc que les couples de même sexe ont reçu un avantage déjà culturellement déprécié et qui ne s’en trouve nullement revalorisé. Il est encore à noter que, d’après l’Insee, les unions homosexuelles officiellement enregistrées sont maintenant, dans la majorité des cas (60%), non pas des mariages, mais des PaCS (pactes civils de solidarité). La proportion est inverse pour les couples de sexes différents.
L’autorité du roi du Petit Prince
La formule plus souple du PaCS (institué en 1999 comme étape, selon certains ses promoteurs, vers le "mariage pour tous") se contente d’ "organiser la vie commune", quel que soit le sexe des partenaires, et remédie au décalage entre la réalité des mœurs et le droit, afin de donner aux cohabitations de fait le support juridique requis dans une société civilisée. Mais la loi imite seulement ici le roi que rencontre le Petit Prince de Saint-Exupéry sur l’astéroïde 325 : son autorité ne fait que légitimer ce qui, de toute façon, se passe de son autorisation. Tout ceci incite à ne pas exagérer l’impact quantifiable de la loi de 2013. En 2022, elle a permis 3% des mariages (4% des unions si l’on ajoute les PaCS – "gays" ou non), et près de la moitié de ces "ménages" devraient ne pas durer.
Or ce n’est là qu’un aspect d’un phénomène plus large : les chiffres montrent que la proportion de couples officialisés ne cesse de baisser globalement et qu’on se lie de la sorte de plus en plus réversiblement et tard. Le mariage est donc de moins en moins "pour tous". L’ouvrir aux gens de même sexe ne l’a pas rendu plus attractif et pose même des problèmes inédits. Car toutes les relations homosexuelles ne s’en trouvent pas banalisées. Ne le sont que celles où les partenaires s’attachent l’un à l’autre. En un sens, la loi de 2013 méconnaît la "différence" de nombre de personnes attirées par d’autres (au pluriel) de leur propre sexe et ne leur offre pas grand-chose qui les justifie ou simplement les intéresse.
Quand les mots changent de sens
Le problème, il est vrai, se pose également pour toutes les personnes dont les besoins sexuels sont conditionnés par des habitudes de "consommation" et qui se passent fort bien de noces et de famille. De ce point de vue, le mariage "pour tous" n’est pas indépendant de la culture dite permissive qui repousse les limites de l’acceptable. La question qui demeure toutefois posée à tous est de savoir si, comme on semble le croire de nos jours, toutes les amours peuvent être a priori présumées équivalentes — heureuses ou malheureuses, selon les personnalités et les circonstances —, sans que l’identité "genrée" y change quoi que ce soit.
Il s’avère superficiel de déclarer sans importance les formes que peut prendre la sexualité et de présumer que l’indifférenciation est libératrice et garantit l’égalité, car on est là dans le domaine du privé singulier et non du politique, mais pas socialement neutre pour autant, car le langage indispensable à la compréhension mutuelle est altéré. Ainsi, la définition du mariage est maintenant "union légitime de deux personnes", et non plus "d’un homme et d’une femme". On peut se rappeler ici que c’est chez le Big Brother de George Orwell que l’on change impunément le sens des mots. Une société se délite si le lien de la parole y est manipulable.