Le don du Saint-Esprit de la crainte de Dieu ne signifie pas avoir peur de Dieu. Au contraire, explique Martin Steffens, cette crainte est un désir, le désir d’une rencontre qui nous enseigne que tout nous est donné, que nous ne possédons rien, que rien n’est absolument de notre fait. C’est ainsi que la crainte est l’écho en nous d’un immense désir d’amitié avec Dieu.
Aleteia : Au premier abord, on peut croire que vous allez nous parler de Dieu tel qu’il ne faut plus le craindre, dans la lignée de livres comme Nous irons tous au Paradis, plein d’un optimisme chrétien…
Martin Steffens : Il n’y a pas d’optimisme chrétien, mais seulement une espérance chrétienne. Laquelle, en effet, nous libère de toutes nos peurs, même de la peur de Dieu.
Pourquoi dites-vous qu’il n’y a pas d’optimisme chrétien ?
Parce que le christianisme n’est pas une philosophie, mais une foi, et que ce que cette foi apporte, ce n’est pas un regard positif sur les choses, mais un élan du cœur tel que, par lui, nous pouvons tout embrasser — tout embraser ! — le positif comme le négatif. La foi chrétienne prononce, sur l’expérience humaine, un Oui dont le O est si majuscule qu’il comprend aussi bien le dernier repas de Jésus avec ses amis, plein de rires et de joies, que la Passion qui, déjà, donnait à cette Pâque une certaine gravité.
Et justement, Dieu, après la peur, c’est aussi "Dieu pour traverser nos peurs", comme si nous ne pouvions sortir de la peur sans passer par son épreuve…
Ce que la foi chrétienne nous offre, ce n’est pas une peur de plus, s’ajoutant aux soucis de la vie. C’est la crainte de Dieu. Toutes les religions connaissent la crainte, ce sentiment d’être tout à coup mis en présence de plus grand que soi. Zeus inspire la crainte à Sémélé. Le Roi voudrait l’inspirer à ses sujets comme le maître à son esclave ou le père à son enfant. La foi chrétienne dévoile que la crainte de Dieu est plus qu’un moyen de subjuguer la volonté d’un homme, pour se le soumettre. Elle est, nous dit la tradition, un don, l’un des sept dons de l’Esprit saint. La crainte, à cause de laquelle nous mesurerons désormais notre vie à l’aune de plus grand qu’elle, est là, non pour tétaniser cette vie, mais pour nous faire entrer en relation avec ce Dieu que notre cœur attend.
Vous décrivez ces rencontres qui bouleversent l’homme, qui ouvre leur vie au grand large. Moïse devant le Buisson ardent, Isaïe au moment de son élection, Pierre se jetant aux pieds de Jésus, pour le prier de s’éloigner de lui, parce qu’il est un homme pécheur… Dieu est-il un événement ?
Oui. Dieu se donne dans une rencontre. Cette rencontre met ou remet notre vie en mouvement. Ce n’est pas toujours drôle. Dieu est, au cœur de nos projets, le projectile par excellence. Il bouleverse nos plans, parfois trop planes et trop "plan-plan", pour y ajouter sa profondeur. Je dirais même que Dieu, dans sa rencontre, nous laisse entrevoir que les projets que nous faisons, pour donner à notre existence un peu de tenue, apparaissent soudain sous fond d’une vie qui est, en elle-même, un projectile. Rencontrer Dieu, c’est savoir que nous ne possédons rien, sinon par grâce. Ce n’est pas que nous vivons une vie pépère et qu’il y a de temps en temps des événements. C’est la Création tout entière qui est un événement, quelque chose à quoi nous ne pouvions nous attendre. Ainsi, je peux bien organiser mon existence, selon l’idée que je me fais de ce à quoi doit ressembler une vie humaine. Il n’empêche : le Royaume est là, comme un voleur et le prochain survient, sous la forme d’un enfant, d’une épouse, de notre propre vie éprouvée, pour me demander de l’aimer plus que je ne m’en croyais d’abord capable… La crainte chrétienne nous enseigne que tout est donné, que rien n’est absolument de notre fait. Elle fait trembler la vie quand celle-ci pensait pouvoir exclure l’aventure, la grâce, le prochain.
Cela fait peur, non ? Qui a envie que Dieu fasse irruption dans ses plans ?
Personne, sans doute. Il est naturel, et donc bon, d’avoir des projets et de vouloir s’y tenir. Si Pierre n’avait pas cherché à être un bon pêcheur, régulier dans son travail, Jésus n’aurait pas su où le trouver. Mais dès lors que Pierre rencontre Jésus, il doit consentir à ce que sa vie s’en laisse bouleverser. Il doit apprendre, non seulement à naviguer correctement, mais à marcher sur l’eau. Cela n’est toutefois pas terrifiant ou terrorisant. Cela déclenche au contraire, chez Pierre, son grand désir de vivre. Voyez sa réaction : à la fois, dans ce contact soudain, inattendu, avec plus grand que soi, il est saisi de crainte ; à la fois, au lieu de fuir, comme n’importe quelle autre peur nous le commanderait, Pierre se jette aux genoux de Jésus. Il le prie de s’éloigner, sans vouloir soi-même s’éloigner. La crainte est l’écho en nous d’un immense désir d’amitié avec Dieu. D’un côté, elle mesure à quel point nous en sommes indignes ; de l’autre, elle nous murmure que si Dieu est là, parmi nous, c’est que notre indignité n’est pas, pour lui, un obstacle à sa venue vers nous. Dans le cœur du fidèle, la crainte ménage une place pour Dieu. En cela, elle n’est pas la peur de Dieu. Elle dit à Dieu : "Tu ne devrais pas venir à moi, qui suis pécheur et pourtant, s’il te plaît, et puisque tu es là, ne t’en va pas." Partout où la crainte advient dans la Bible, il y a ce double mouvement de répulsion et d’attraction, de conscience de notre petitesse et de la possibilité pour Dieu de s’y glisser. À quoi il est toujours répondu : "Ne crains pas."
Est-ce en cela qu’on peut entendre le titre Dieu, après la peur, comme une réflexion sur un Dieu qui se donne à la faveur de notre crainte… mais pour nous en soulager ?
Exactement. Blaise Pascal a croqué cela en une phrase dont il a le secret : "Ne craignez point pourvu que vous craigniez, mais si vous ne craignez pas, craignez."
Parmi vos livres, nombreux, dont certains ont marqué le paysage philosophique et spirituel français, comment situez-vous celui-ci ?
Après Faire face (Première partie), qui était un livre de combat sur la manière, justement, dont la peur devient toujours plus un moyen de gouvernement des consciences et des âmes, Dieu, après la peur est un livre apaisé, patient. Il élucide la crainte, non seulement, comme nous l’avons un petit peu fait ici, existentiellement, mais en la situant parmi nos autres peurs, notamment dans notre époque qui est celle de la perte du sacré. La Bonne Nouvelle y a la première place et l’on ressort, je crois, plus conscient de ce que la toute-puissance de Dieu signifie. Le christianisme y apparaît comme une menace de vie, encore inouïe et nécessaire à notre temps.
C’est toutefois un livre fort, tranchant comme l’est son sujet. Il y a quelques pages sur l’idolâtrie, ou le souci, par exemple. Vous prenez au sérieux l’appel du Christ à ne plus se soucier du lendemain. C’est contre-intuitif, surtout si l’on pense à Heidegger ou Arendt, qui ont abordé le souci de façon favorable.
Ces pages sur le souci, je les aime beaucoup, parce qu’elles interrogent en profondeur, je l’espère, l’un des maux de notre époque. Les maux les pires sont ceux qui touchent les personnes de bonne volonté… Ces pages tentent d’élucider cette suite étrange dans la série des péchés à bannir, qu’on retrouve dans la bouche de Jésus ou de saint Paul : ce qui nous sépare du Royaume, ce sont les beuveries, l’ivresse et… les soucis. Même bons et bien intentionnés ! La crainte, précisément, nous libère du souci.
Même des soucis matériels, des soucis d’argent ?
Mais il se peut que l’argent soit la forme qu’a pris le souci dans nos sociétés à la fois anxieuses et consommatrices, riches et, à bien des égards, misérables…