Le 15 janvier 2022, je signais pour Aleteia une tribune afin de saluer la construction prochaine de l’église Saint-Joseph-le-Bienveillant. À rebours de l’aniconisme et de la muralité froide de certaines constructions récentes — telle celle qui sera bientôt érigée à Toulouse dans le quartier de Borderouge — cette nouvelle église des Yvelines promettait de faire la part belle à l’image et à la couleur. Il y avait de quoi applaudir. Mais une révélation douloureuse est venue couvrir de son ombre ce projet lumineux. On apprenait que le père Rupnik, pressenti pour le décor, s’était rendu coupable d’agressions sexuelles commises sur des religieuses dans le cadre de la confession. Apprenant cela, et pensant avant tout aux personnes ayant pu souffrir de ces abus, l’évêque de Versailles Mgr Luc Crépy décida d’annuler la commande. Sa décision rejoignait le consensus des paroissiens et du curé, le père Pierre-Hervé Grosjean.
Le centre Aletti
Puisque la question du retrait de l’œuvre s’est posée et a été tranchée, sans doute faut-il aujourd’hui s’interroger sur ce que j’avais écrit pour saluer ce projet. Je l’ai fait. Et je ne souhaite pas en retirer une ligne. Est-ce à dire qu’il faudrait mettre en valeur les productions d’un artiste coupable d’actes immondes ? Devrait-on n’avoir aucune considération pour les victimes ? Ces questions sont en effet brûlantes. Dans La Croix, Christophe Henning s’interroge : "Faut-il distinguer l’œuvre de l’artiste ?"
Reprenons les choses. En plus d’être un agresseur sexuel, le père Rupnik est à l’origine du centre Aletti à Rome. D’origine slovène, petit pays qui partage un bout de frontière avec l’Italie, Marko Rupnik partageait avec Jean Paul II un attachement pour l’Europe de l’Est. Le centre Aletti fut d’ailleurs fondé en 1993, quelques années après la chute de l’Union soviétique. Émanant de l’Institut pontifical oriental, il fut pensé comme un lieu de rencontre entre l’Est et l’Ouest. Au lendemain de la chute du mur, notre pape d’origine polonaise avait deux préoccupations : la foi des populations issues des pays autrefois marxistes et la lutte contre les faux mythes de la culture occidentale. Puisque le père Rupnik était mosaïste, ce centre s’adressa bien vite aux artistes d’inspiration chrétienne issus d’Europe centrale et orientale.
L’œuvre et l’artiste
Il est possible que la situation du centre Aletti soit comparable à celle de l’Arche. Il y a deux semaines, Henri Quantin publiait une tribune dans ces colonnes à propos de Thomas Philippe, de Jean Vanier et de l’héritage de l’Arche. Les récentes révélations sur la monstrueuse perversité de ces hommes nous ont tous épouvanté. Et pourtant Henri Quantin tint à souligner la grande force du rapport sur les mécanismes d’emprise et d’abus mis en œuvre par Thomas Philippe et Jean Vanier : on y fait la distinction entre la perversité de leurs auteurs et la fécondité de l’Arche. Il ne faut pas "jeter l’Arche avec l’eau du naufrage de ses fondateurs", écrivait-il.
Du reste, s’il faut condamner les agissements de Rupnik, il n’est pas encore entendu qu’il faille se séparer de son œuvre. Or son œuvre ne se réduit pas à des mosaïques — dont il suffit d’annuler la commande comme on l’a pertinemment fait dans les Yvelines. L’œuvre de Rupnik c’est aussi le centre Aletti. Mgr Daniele Libanori semble ne pas vouloir l’oublier : cet évêque auxiliaire du diocèse de Rome a eu connaissance de la douleur des victimes en 2021 et recueilli leur témoignage. À la question de savoir si Marko Rupnik devait poursuivre son travail artistique, Mgr Libanori fait valoir que ses compétences techniques et celles de son école sont incontestables. Il précise à La Croix que "reconnaître les responsabilités d’une personne ne donne pas le droit de réduire aux actes qu’elle a accomplis le mystère et la richesse qu’elle apporte".
Des écoles d’art sacré
Dès lors, que devrions nous conserver ? Eh bien au minimum l’exemple que constitue le centre Aletti. Car ce centre est l’une des rares structures honorant une préconisation du concile Vatican II : "On recommande la création d’écoles ou d’académies d’art sacré pour la formation des artistes" (Sacrosanctum concilium, 127). Des structures à l'importance comparable n'existent pas en France. On n’en trouve cependant pas au sein de l’Église en France. C’est un tort. Il y a un an, j’appelais à y remédier.
Il s’avère que si l’Église veut d’un art digne d’elle, sans doute devrait-elle d’abord commencer par être en mesure d’exprimer ce qu’elle veut.
Aujourd’hui, je renouvelle ce souhait. Il y a là un manque et un besoin. Il suffit pour s’en convaincre de lire les lignes écrites pour Aleteia par la plume acérée de James Haggerty à propos du verbiage qui accompagne la présentation des cinq artistes retenus par le diocèse de Paris pour concevoir le mobilier liturgique de Notre-Dame. N’a-t-il pas raison de déplorer la langue de bois ? Dans son brillant essai intitulé Le Paradigme de l'art contemporain (NRF), la sociologue Nathalie Heinich pointait déjà la vacuité de ces discours sur l’art coupables de toujours puiser aux mêmes mots à la mode.
Il s’avère que si l’Église veut d’un art digne d’elle, sans doute devrait-elle d’abord commencer par être en mesure d’exprimer ce qu’elle veut. Car ce ne sont pas les artistes qui font défaut. Il y en a pléthore. Il suffit d’ouvrir les yeux. Et si le travail trop hermétique de certains nous rebute cependant qu’on voudrait renouer avec le figuratif, il s’en trouve encore. Il n’y a qu’à aller visiter l’exposition sur l’hyperréalisme au Musée Maillol pour s’en convaincre. Ce qui manque à l’Église, c’est la possibilité de renouer avec la commande, et donc de pouvoir formuler une commande.
Proclamer une vision de Dieu
En faisant appel aux pères Rupnik ou Ribes, l’Église s’est fourvoyée. Car ce n’est pas de prêtres doublés d’artistes dont nous avons besoin mais de prêtres capables d’être des commanditaires. Supposons que nous voudrions aujourd’hui commander un Christ en croix à un artiste comme Ron Mueck ou Daniel Druet : que leur demanderions-nous ? Comment devrait-on représenter le corps du Christ au XXIe siècle ? Athlétique comme durant la période classique ou meurtri par la douleur comme à la fin du Moyen Âge ? Les clous devraient être plantés dans les paumes de ses mains ou à ses poignets ? Devrait-Il être représenté expirant ou le regard tourné vers le ciel ? Voudrait-on placer le crâne d’Adam à ses pieds ? Ses questions ne sont pas fortuites mais essentielles. Choisir une représentation, c’est décider d’un discours et, s’agissant du Christ, c’est proclamer une vision de Dieu.
Ces réflexions ne relèvent pas d’abord de la responsabilité des artistes mais de l’Église qui passe commande. De telles réflexions existent-elles ? Non : à la place, on se contente souvent d'admirer les œuvres du passé en se demandant ce qu'il faut en imiter. En a-t-on besoin ? Oui ; car on ne laisse pas dériver une barque indéfiniment et parce que les artistes n'ont pas d'abord besoin d'histoire ou de philosophie de l'art mais d'être les interprètes d'images pensées par l’Église. Comment obtenir de telles questions et aboutir à des réponses ? En dotant l’Église en France d’un centre qui, comme le centre Aletti, suivrait la recommandation du concile Vatican II appelant la création "d’écoles ou d’académies d’art sacré pour la formation des artiste".