Aux États-Unis, bien des décisions importantes sont prises par le pouvoir non pas exécutif (le président), ni législatif (le Congrès), mais judiciaire : la Cour suprême, composée de neuf juges non élus, mais choisis par le président parmi les hauts magistrats et confirmés par le Sénat (la chambre haute du parlement). Ces dernières années, la Cour a tranché sur des questions du ressort du politique dans d’autres démocraties. Ce fut le cas en juin dernier avec l’arrêt stipulant que rien dans la Constitution ne justifie l’avortement et laissant donc les différents états de l’Union l’autoriser ou non. Mais il y a eu aussi des jugements marquants sur la possession et le port d’armes à feu, la protection de l’environnement, les libertés religieuses, le droit électoral, etc. C’est maintenant peut-être l’avenir d’Internet qui est en jeu.
La Cour doit en effet se prononcer dans les prochains mois sur deux affaires assez proches : Gonzalez contre Google, et Twitter contre Taamneh. La famille de Nohemi Gonzalez poursuit en effet la firme de Mountain View et son célèbre moteur de recherche qu’elle estime en partie responsable, comme propriétaire de YouTube, de la mort de cette étudiante californienne lors des attentats terroristes de novembre 2015 à Paris. Et les parents, du nom de Taamneh, installés aux États-Unis, du jeune Jordanien Nawras Alassaf attaquent le réseau social Twitter pour complicité de son assassinat lors d’un raid islamiste meurtrier à Istanbul en 2017. Dans les deux cas, les tueurs ont agi et s’en sont vantés à l’aide de messageries.
Bien sûr, ces dossiers n’arrivent à la Cour suprême qu’après un long parcours judiciaire. Dans l’un, Gonzalez est cité d’abord, parce que c’est Google qui doit se défendre après avoir été exonéré en appel. Inversement, c’est Twitter qui veut voir les Taamneh définitivement déboutés : le plaignant est toujours cité en premier. Malgré cette symétrie, le contentieux est au fond le même. Mais le fait que les tribunaux aient pris jusque-là des positions contrastées et parfois de justesse laisse deviner à quel point le problème est complexe.
Intermédiaire neutre ou complice ?
Il s’agit en effet de savoir si l’intermédiaire qui transmet une information ou une annonce est un instrument neutre et passif, sans droit ni a fortiori obligation d’en vérifier le contenu, ou s’il participe à la diffusion et doit donc en répondre si des lois sont enfreintes ou s’il y a des risques de préjudice à des tiers. Par exemple, on ne reprochera pas au service postal d’avoir acheminé un colis piégé ou à une compagnie téléphonique d’avoir servi à des communications entre malfaiteurs préparant un "coup". En revanche, la presse professionnelle (écrite, audiovisuelle et même électronique) est passible de poursuites si elle publie des matériaux répréhensibles. Les médias dits sociaux se situent entre les deux, dans une zone floue.
Aujourd’hui, les grandes plateformes sont accessibles à tous comme émetteurs, récepteurs et relayeurs sur simple inscription, et leurs opérateurs ne peuvent guère contrôler les myriades de "tweets", "reels" et "posts" qu’ils traitent.
Au début d’Internet, dans les années 1990, les premiers forums de discussion ouverte ont été jugés responsables de ce qu’ils rendaient consultable, car ils assuraient une"modération" des échanges, veillant à ce que rien ne déborde des limites de la légalité et même de la civilité élémentaire. Aujourd’hui, les grandes plateformes sont accessibles à tous comme émetteurs, récepteurs et relayeurs sur simple inscription, et leurs opérateurs ne peuvent guère contrôler les myriades de tweets, reels et posts qu’ils traitent. Néanmoins les algorithmes, qui permettent à la fois d’analyser la teneur des messages et de mesurer leur audience, donnent la possibilité de censurer et même de fermer certains comptes (comme c’est arrivé par exemple à Donald Trump, un temps privé de Twitter).
Les risques symétriques du laxisme et de la répression
Le danger est donc que, dans ce qui transite de la sorte, se trouve des éléments qui non seulement contribuent à l’exécution d’entreprises criminelles, mais encore sont de nature à les justifier, et ainsi à recruter de nouveaux fanatiques, les incitant même à passer à l’acte. Les algorithmes qui donnent en principe les moyens de les repérer sont ambivalents, car ils orientent aussi la propagande vers ceux dont la "navigation" dans le "métavers" révèle qu’ils ont déjà tenté. Ceci vaut pour le terrorisme (islamiste ou autre), mais également pour tout ce qui encourage la haine, les violences, les inhumanités et les abus en tout genre.
Mais si la Cour suprême condamne Google et Twitter, tout ne sera pas réglé. Pour s’éviter tout potentiel ennui coûteux, les géants d’Internet seront portés à exercer une surveillance plus étroite et soupçonneuse des sujets traités, des sources et même des destinataires, selon des critères qu’ils fixeront eux-mêmes et qui pourront être contestés comme trop ou pas assez stricts — ce qui déclenchera de nouveaux procès sans fin. Les utilisateurs inoffensifs et innocents de ces messageries s’en trouveront espionnés et globalement pénalisés et la liberté d’expression sera mise à mal. Sans compter que les régimes autocratiques tous azimuts sauront tirer parti des procédés ainsi mis au point de contrôle des individus jusque dans leur intimité et de leurs relations ou associations même informelles entre eux.
Le droit démuni face à la nouveauté
Tout cela, dira-t-on, se passe aux États-Unis et n’aura pas forcément de conséquences ailleurs. Mais même si "la toile d’araignée mondiale" (le World Wide Web) a été conçu par des Européens (Tim Berners-Lee est anglais, Robert Cailliau est belge et ils travaillaient au CERN : Conseil européen pour la recherche nucléaire), et même si le consortium gestionnaire est international et s’attache à mettre tout gratuitement dans le domaine public, c’est en Amérique qu’ont été créés les réseaux sociaux au début des années 2000, et ce sont principalement des sociétés commerciales américaines qui les exploitent dans le monde entier.
Il n’est pas étonnant que ces nouvelles technologies et les facilités sans précédent qu’elles offrent soulèvent des difficultés inédites, que les lois existantes ne suffisent pas à résoudre. Et il n’est pas surprenant que les tensions se manifestent aux États-Unis : outre que c’est là que sont basées les entreprises concernées, c’est « une nation de plaideurs », où avocats et juges ont traditionnellement un poids socio-économico-culturel considérable.
Les moyens et la fin
Ces affaires ne sont pas anecdotiques, car elles ébranlent un peu plus la bipolarisation droite-gauche ou progressistes-conservateurs. L’hostilité à toute supervision répressive se situe aussi bien du côté du "capitalisme sauvage" que dans le camp des contestataires rousseauistes et libertaires. Et le "politiquement correct" n’est pas plus tolérant qu’on ne l’est chez les "réactionnaires". Entre deux (ou en dehors), enfin, le populisme profite des réseaux sociaux, mais reste incapable, faute de recul et de principes, de se demander s’il vaut mieux laisser Google et Twitter tout régenter en fonction de leurs intérêts ou bien légiférer.
Internet et les réseaux sociaux sont des moyens de communication peut-être plus efficaces et plus prenants que tous les autres médias, même audiovisuels, parce qu’ils requièrent une activité, une participation qui donne le sentiment d’être libre. En fait, ils tendent à dissuader de s’interroger sur la fin vers laquelle ils orientent au-delà de l’immédiat. C’est pourquoi il est douteux que la Cour suprême américaine, quoi qu’elle décide, relève le défi qui lui est posé : ce n’est pas de sa compétence. Mais il revient à chacun de nous de réfléchir à ce que servent les moyens et libertés à notre disposition, sans craindre de les emprunter avant qu’ils nous utilisent.