Quand on pense au plaisir, la vie morale n’est probablement pas la première association qui nous vient à l’esprit. On pense plutôt à tous les excès possibles du plaisir. Pourtant, par crainte de ses excès, si certains penseurs chrétiens ont préféré verrouiller le sujet en disant que tout plaisir est mauvais, d’autres comme saint Augustin, saint Ignace de Loyola ou saint Thomas d’Aquin insistent sur l’importance que Dieu donne aux désirs de l’homme qui s’expriment à travers la recherche du plaisir. À la question "tout plaisir est-il mauvais ?", saint Thomas donne alors cette réponse sans détours : "Nul ne peut vivre sans plaisir corporel et sensible et ceux qui enseignent le contraire sont en désaccord avec leur discours", comme le relate le frère Jean-Marie Gueullette dans son livre Pas de vertu sans plaisir (Cerf). Et il précise que pour saint Thomas, le plaisir est une composante de la vertu. Ce qui signifie que mêmes les grands ascètes n’ont pas renoncé dans leur vie au plaisir !
Les papilles gustatives n’ont pas été inventées après le péché originel.
Car le plaisir fait partie de la vie de l'homme parce qu’il a été créé par Dieu. "Dieu ne peut donc pas être contre le plaisir, puisque c’est lui-même qui l’a inventé ! Les papilles gustatives n’ont pas été inventées après le péché originel. Le plaisir n’est donc ni bon ni mauvais. Il est neutre. Il n’a pas de valeur éthique, il n’a pas de qualification morale", précise à Aleteia le père Pascal Ide, docteur en médecine, en philosophie et en théologie.
Le plaisir validé par l'âme
Saint Paul l’écrivait bien aux chrétiens de Corinthe : "Recherchez donc avec ardeur les dons les plus grands. Et maintenant, je vais vous indiquer le chemin par excellence" (1 Co 12,31). Ainsi, l’homme est appelé à chercher à obtenir le meilleur. Au risque, parfois, de faire fausse route. "C’est dans cette recherche permanente de la vie, de cette pleine communion au présent, que nous sommes entraînés. Au risque parfois de confondre le plaisir du palais avec gourmandise et gloutonnerie, au risque de mélanger la jouissance amoureuse et la pornographie, au risque aussi, de manière plus générale, de nous prétendre exploiteurs du monde plutôt que d’accepter d’en être les cultivateurs", remarque avec justesse le père Benoist de Sinety dans sa tribune pour Aleteia.
Faire la fête le jour de Pâques avec une table joliment décorée, des bons plats et vins fins à déguster, c’est un plaisir qui touche à la fois le corps et l’âme.
Le plaisir n’est donc pas à éviter, mais plutôt à placer au centre de la quête du bien. Il ne s’agit donc pas de rejeter le plaisir hors de sa vie, mais de l’orienter de manière à ce qu’il ait sa juste place. "Tout l’enjeu est de faire en sorte que le plaisir soit une source de joie. Un acte épanouissant est un acte heureux. Il peut servir de signature affective. Car quand on se donne de façon désintéressée, il y une joie de surabondance et une paix intérieure qui l’accompagnent", reprend de son côté le père Pascal Ide. On pourrait dire que le plaisir est alors validé par l’âme. Faire la fête le jour de Pâques avec une table joliment décorée, des bons plats et vins fins à déguster, c’est un plaisir qui touche à la fois le corps et l’âme. Célébrer ainsi, c’est introduire de la joie dans le plaisir.
Et le plaisir sexuel ?
Dans le livre Tentation du christianisme (Grasset), co-écrit avec l'historien Lucien Jerphagnon, le philosophe Luc Ferry s’enthousiasme en soulignant que dans le christianisme, la doctrine de l'amour n'a rien d’"anti-érotique", ce à quoi on la réduit d'ordinaire. Et comme exemple, il cite le texte du Catéchisme de l’Eglise :
"La chair est le pivot du salut. Nous croyons en Dieu qui est le Créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair achèvement de la création et rédemption de la chair ; nous croyons en la vraie résurrection de cette chair que nous possédons maintenant."
Un christianisme sans "éros" constituerait un monde à part, que l'on pourrait admirer mais pas vivre.
En effet, Luc Ferry a vu juste. Benoît XVI qui a dirigé la rédaction du catéchisme, a apporté un regard nouveau et assez révolutionnaire sur l’amour chrétien. Dans son encyclique Deus caritas est, le pape allemand développe sa pensée sur la place de l'eros dans l’amour chrétien. Il souligne que l'oublier, c'est dénaturer le sens le plus profond de l'Évangile. Et il reconnaît que dans les discussions philosophiques et théologiques, eros et agapè, ces deux conceptions de l'amour, se sont radicalisées au point d’être souvent opposées : éros est l’amour luxurieux et égoïste, tandis que l'agapè un amour pur et sacrificiel. Benoît XVI critique clairement cette approche, en précisant qu'un christianisme sans éros constituerait un monde à part, que l'on pourrait admirer mais pas vivre :
La foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain originaire qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions. Cette nouveauté de la foi biblique se manifeste surtout en deux points, qui méritent d’être soulignés: l’image de Dieu et l’image de l’homme. (DCE 8)
Ce qui veut dire que l'éros et agapè ne peuvent jamais être complètement séparés, et qu’ils doivent même être rapprochés :
En réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera "être pour" l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui. (DCE 7)
Benoît XVI va encore plus loin en décrivant comme éros l'amour de Dieu lui-même :
Dieu aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme éros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè". (DCE 9)
Avec le sacrement du mariage, le couple construit sur la base de leur "langage du corps" un signe sacramentel, un signe de l'amour de Dieu pour l'homme. Le corps humain est ainsi capable de rendre visible dans le monde la tendresse de son Créateur invisible. Les époux peuvent vivre leur sexualité dans un don de soi mutuel. Et dans ce cas, ils se sanctifient l’un l’autre. Ils rendent le monde plus beau et plus pur. Enfin, ils font de l’amour humain un chemin de salut pour tous.