S’il réussit la réforme des retraites, le président de la République Emmanuel Macron n’aura obtenu finalement que cela, qui n’est pas rien. S’il ne la réussit pas, il aura tout raté, et nous aurons pour toujours dans la tête cette idée qu’il aura fait perdre dix ans à la France. La réforme des retraites n’est pas une lubie technocratique, ni la conséquence d’un diktat imposé par Bruxelles : elle est inévitable parce que, jusqu’à preuve du contraire, les Français actifs ne sont pas prêts à tout sacrifier pour le bien-être de leurs anciens. "On a toujours assez de courage pour supporter le malheur des autres", disait La Rochefoucauld. Les jeunes d’aujourd’hui ont assurément assez de courage pour supporter le malheur des vieux. Ils sont même 83%, chez les 18-30 ans, à se prononcer en faveur de l’euthanasie des anciens. Cela n’a rien à voir, je sais !
Guerre des générations
Mais tout de même, il ne faut pas négliger le risque que nous vivions bientôt avec ce projet de réforme une guerre des générations, bataille entre des jeunes exposés et des vieux protégés, comme si la guerre des sexes, la guerre des modes de vie et la guerre des idées ne nous suffisaient pas. Cette guerre des générations sera sans merci. Il n’y a aujourd’hui plus que 1,7 actif pour 1 retraité, quand il y en avait 4 en 1950. En 2040, ce sera un actif et demi pour un retraité. Le système aura pour de bon cessé d’être viable. Et une guerre des générations ne pourra pas être gagnée par les anciens, sauf à tuer le pays. La réforme des retraites est le moyen d’éviter cette guerre, ou au moins de la différer.
Le système actuel des retraites, né en des temps économiques et démographiques propices, n’est plus viable financièrement : il coûte trop cher. Dès lors, de deux choses l’une : soit l’on est capable, à froid, de réduire le montant des pensions versées — mais personne n’ose encore évoquer cette hypothèse, parce que les seniors continuent de voter, et ce sont même les seuls à voter encore pour la majorité sortante —, soit on augmente les recettes, par exemple en différant le moment où un actif cesse de cotiser pour jouir d’une pension, c’est-à-dire le moment où le jeune rejoint le camp des vieux.
L’hypothèse du déni
Le débat devait porter sur ces solutions, mais il n’en est rien, car la France de la génération Jean-Luc Mélenchon (soixante-douze ans) semble préférer une troisième hypothèse, qui est celle du déni. "Encore une minute, Monsieur le bourreau !", disent en cœur les syndicats et une bonne partie de la classe politique, faisant mine d’ignorer que d’ores et déjà, une partie des retraites est financée par de la dette. À l’heure où tout le monde parle de développement durable, il se trouve de bons esprits, à droite comme à gauche, pour ignorer que notre système de retraite est un mort vivant. Il est vrai que depuis le Covid, les Français ont découvert que la minute accordée par Monsieur le bourreau pouvait durer des années. "Quoi qu’il en coûte", que de démagogie on commet en ton nom !
Une réforme devenue essentielle
On ne peut pas reprocher à Emmanuel Macron de se saisir de ce dossier. Il y a du mérite, d’autant qu’il s’y est déjà cassé les dents lors de son premier quinquennat. Il nous avait promis alors la réforme sans le désordre, et sa méthode nous offrit le triste spectacle d’un désordre sans réforme. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le diagnostic s’est aggravé, le président s’est affaibli. La réforme des retraites n’est plus seulement urgente, elle est devenue essentielle parce qu’elle engage désormais tout ce que la France croit, tout ce qu’elle veut, tout ce qu’elle est. Les cassandres nous annoncent des perspectives épouvantables sans discerner que ces échéances qu’ils redoutent sont déjà advenues.
La mort de nos services publics n’est plus un risque : il est une réalité. La crise de la dette n’est pas devant nous : nous y sommes. La désindustrialisation n’est plus une menace : elle est notre sort. Et pourtant la vie continue. Il ne s’agit plus d’éviter le déclassement de la France, mais d’apprendre à vivre avec, d’apprendre à faire ce deuil afin de pouvoir, plus tard, songer au renouveau. Le macronisme n’a pas marqué une rupture par rapport aux deux quinquennats qui l’ont précédé : il aura été jusqu’ici, comme eux, un thatchérisme sans les baisses d’impôt. Il aura, comme eux, assisté impuissant à la fragmentation de la Nation.
Tout s’effondre. On ne peut pas reprocher au chef de l’État de dresser à la hâte des étais sous les poutres qui craquent. Il y trouvera peut-être sa rédemption
Prenons-nous à rêver
Tout s’effondre. On ne peut pas reprocher au chef de l’État de dresser à la hâte des étais sous les poutres qui craquent. Il y trouvera peut-être sa rédemption, s’il ne reçoit pas une solive sur la tête. Hélas, il a tellement philosophé que la parole présidentielle est devenue comme une rumeur inaudible, vaguement désagréable : on ne l’entend plus. Prenons-nous à rêver : le Président, cessant de nous expliquer le comment de la réforme, trouve enfin les mots pour nous en expliquer le pourquoi. Il nous enseigne que, de cette contrainte budgétaire inévitable, nous pouvons faire une opportunité de renouveau vers une France plus juste. Comment une réforme imposée par la démographie et par l’économie peut devenir un projet national global, incluant une politique familiale et un sursaut industriel.
Aboutie ou non, la réforme de la retraite aujourd’hui en débat ne sera pas la dernière.
Il est bon d’espérer, même quand les choses semblent mal parties. Et elles sont mal parties, il faut bien le dire. D’un projet qui était censé apporter 10 milliards d’euros d’économies, les concessions déjà faites aux syndicats — sans les satisfaire — avant même la saisine du Parlement, ont réduit l’ambition à 4,2 milliards d’économies. On peut craindre que l’affaire finisse en queue de cerises : du désordre et pas de réforme, comme la dernière fois. D’autant que les propositions étaient dès le départ en dessous des enjeux financiers qu’elles entendaient corriger. Aboutie ou non, la réforme de la retraite aujourd’hui en débat ne sera pas la dernière. Nous sommes entrés dans l’âge de la précarité, et nous y entrons à reculons. Le pays se met en marche vers le désordre établi. C’est le moment de savoir qui nous sommes et ce que nous voulons.