En 2008, le pape Benoît XVI a prononcé devant le monde de la culture, au collège des Bernardins, un discours qui a profondément marqué ceux qui l’ont entendu. Le contexte de son intervention restait marqué par le flot d’invectives et de niaiseries qui avait suivi son précédent propos tenu deux ans plus tôt à l’université de Ratisbonne. Dans ce discours, le pape théologien avait cité l’ancien empereur Manuel II Paléologue, pour dénoncer, à travers l’exemple de l’islam, la violence commise au nom de la religion. Le pape y expliquait avec intelligence comment la religion se doit d’être l’alliée de la raison et non de la violence.
Parmi ceux qui avaient lu et défendu son discours de Ratisbonne, je me souviens qu’il ne s’était trouvé pas grand monde en France en dehors du socialiste Lionel Jospin, tandis que nombre de bien-pensants de droite et de gauche avait hurlé avec les loups contre le souverain pontife accusé d’islamophobie, avant de passer à autre chose. Le quotidien La Croix avait doctement regretté "l’erreur de Benoît XVI". Et donc le pape venait s’adresser au "monde de la culture", qui lui avait manqué.
Un frisson stupéfait et jubilatoire
Une première chose me frappa : malgré ce passif, il semblait heureux d’être au collège des Bernardins, chez le cardinal Lustiger qui était mort peu de mois avant, et dont il salua la mémoire. Le bonheur contagieux qu’il affichait devant une assistance non pas inamicale, mais sceptique et lointaine, se répandit très vite dans la salle. Benoît XVI serra quelques mains en avançant à petits pas vers le micro. Plus petit que je m’étais imaginé, plus frêle, plus fatigué, il avait un regard d’une force impressionnante, éclairé par un demi-sourire complice distribué généreusement autour de lui. Il aimait les joutes intellectuelles et le climat des amphithéâtres. Il déclara d’entrée son amour pour Paris, évoqua des souvenirs, salua les personnalités présentes, Jacques Chirac et Valéry Giscard-d’Estaing étaient là tous les deux, petit miracle. Il eut aussi un mot pour ses "collègues" de l’Institut de France. Joseph Ratzinger était membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, fort peu assidu, il est vrai ; il n’empêche, il assumait cette appartenance avec une fierté universitaire rafraîchissante. S’entendre appeler "collègue" par le pape produisit chez ceux qui l’entendirent un frisson stupéfait et jubilatoire.
Nous ne savions pas que nous entendions avec lui le dernier d’une longue série de papes francophiles et francophones pour qui la France restait la fille aînée de l’Église
Son discours commença ainsi dans une atmosphère curieusement euphorique. Les Bernardins étaient pour un moment le centre du monde. Le pape se mit à enseigner l’auditoire dans un français limpide au service d’un exposé dense et structuré, comme savent faire les universitaires de la vieille Europe. Nous ne savions pas que nous entendions avec lui le dernier d’une longue série de papes francophiles et francophones pour qui la France restait la fille aînée de l’Église, "le four où se cuit le pain intellectuel de la chrétienté", comme avait dit Paul VI, un centre séculaire qui a autant besoin d’amour que les périphéries. S’adressant aux intelligences parisiennes, l’illustre conférencier touchait les cœurs blessés de nos intellectuels détrônés.
Chercher Dieu
Benoît XVI évoqua l’aventure monastique. Sous les voûtes cisterciennes, il présenta le rôle déterminant du monachisme médiéval dans la construction matérielle et spirituelle de la culture européenne. Mais il ajouta aussitôt que la création ou la transmission d’une culture n’était pas la préoccupation première des moines. La grande affaire de leur vie était beaucoup plus simple : chercher Dieu. Le quaere Deum était antérieur et supérieur à l’ora et labora. "Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres" dit-il, ce qui nous invitait à comprendre que ce n’était pas l’inverse.
La culture de l’Europe était un produit fatal de la quête de Dieu : tel était le propos assez fulgurant du théologien Ratzinger !
En l’écoutant, je songeai à cet imperceptible malaise qui me prenait parfois quand je visitais une exposition, même d’art sacré, ou quand j’écoutais un concert, même de musique sacrée, dans le chœur d’une église romane un peu trop bien restaurée par une Direction régionale des affaires culturelles un peu trop intelligente. Ce malaise à peine ressenti avait une raison profonde. Il tenait au fait qu’existait entre nous, chrétiens, et les hommes cultivés de notre siècle, un malentendu : eux goûtent l’Église pour ce qu’elle a bâti, et nous, malgré ce qu’elle a bâti (j’exagère à peine : nous aimons l’Église parce que le Christ l’a aimée, et nous l’aimerions même si elle n’avait pas bâti les voûtes cisterciennes). La culture de l’Europe était un produit fatal de la quête de Dieu : tel était le propos assez fulgurant du théologien Ratzinger !
Plus raisonnable de raisonner
Le pape ajouta que la raison ne doit jamais capituler à l’approche de Dieu : elle y trouve au contraire un travail enfin digne d’elle. Il cita la première lettre de Pierre : "Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous" (1P 3, 15). L’assemblée dressait de plus en plus l’oreille. Rendre des comptes, c’est toujours intéressant. L’Église de France a connu, il y a plus d’un siècle, un compte jamais soldé, un conflit lancinant entre la critique et la foi avec Renan, Loisy et les modernistes. Sans mentionner cette histoire, le pape répondait aux questions qui avaient tant préoccupé nos arrière-grands-parents, et qui nous reviennent dans la figure plus souvent qu’à notre tour.
Benoît XVI suggérait qu’il était plus raisonnable de raisonner. Plus raisonnable aussi de s’en remettre au magistère de l’Église du Christ plutôt que de jouer chacun de son côté au saint Augustin de paroisse.
Aujourd’hui, comme du temps où les positivistes triomphaient, les formes imbriquées du bien et du mal et les progrès exponentiels de la science nous donnent l’impression d’une contradiction insurmontable entre la foi et la critique. Pis, depuis deux ou trois générations, de bons esprits, des convertis, des prophètes, des Maurice Clavel, des communautés nouvelles nous ont installés dans l’idée que notre foi n’a besoin de personne et qu’il serait vain, sinon dangereux, de vouloir la soumettre à l’intelligence. (Je me souviens d’un livre de Clavel qui commençait par une citation de ce verset "Je te bénis, Père, d’avoir caché ce mystère aux sages et aux intelligents… " avant de régler leur compte, en bloc, à Descartes, aux Lumières, aux sciences humaines, aux philosophes, aux théologiens et à l’épiscopat). Bref, pour avoir lu Clavel un peu trop vite, ma génération avait fini par imaginer qu’il fallait choisir entre la foi et la critique, entre l’espérance et l’explication, entre la charité et la politique, bref qu’il fallait renoncer à la critique, à l’explication et à la politique. Le pape nous démontrait que nous faisons fausse route. Il suggérait qu’il était plus raisonnable de raisonner. Plus raisonnable aussi de s’en remettre au magistère de l’Église du Christ plutôt que de jouer chacun de son côté au saint Augustin de paroisse, dans un monde où justement l’individu est roi.
Un apport majeur
Je découvrais à cette occasion que je n’étais pas si prêt que ça à m’expliquer, pas si disposé à faire jouer ma raison devant ceux qui me demandaient des comptes de mon espérance, pas si prêt à m’imprégner du magistère. Cette inhibition, disait en substance le pape, ne pouvait qu’aboutir au fondamentalisme, ce qui faisait le lien avec le danger qu’il avait dénoncé à Ratisbonne. Et il est vrai qu’un catholique cultivé d’aujourd’hui a beaucoup plus de choses intelligentes à dire sur la crise énergétique ou sur les dérives sociétales que sur la résurrection du Christ, faute d’avoir lu le magistère de l’Église avec autant d’ardeur que la presse du jour. Et l’on s’étonne que les uns et les autres s’échauffent, que la religion puisse servir de prétexte à la violence verbale, avant de justifier la violence tout court.
Avec ce discours décisif des Bernardins, un apport majeur du pontificat de Benoît XVI aura été d’inviter les catholiques à davantage assumer la raison, tout comme celui de Jean-Paul II avait été de les inciter à davantage assumer la politique.