Au cœur de ce que nous appelons le discours après la Cène, véritable testament spirituel de Jésus à ses apôtres, tombe cette phrase : "Je ne vous appelle plus serviteurs car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père je vous l’ai fait connaître" (Jn 15, 15). On attendrait plutôt que Jésus dise à ses apôtres, et à travers eux à chacun de nous, je ne vous appelle plus serviteurs mais frères, car c’est de sa filiation à Lui que nous tenons de pouvoir appeler Son Père notre Père. C’est pourtant le mot ami que Jésus emploie. Frères, les apôtres le sont à la vie à la mort après ce qu’ils ont vécu et vont vivre ensemble dans les heures qui suivent cette dernière Cène. Mais l’amitié porte en elle une intensité d’amour que la fraternité ne dit pas à elle toute seule. Dans l’amitié, on se livre réciproquement, on se laisse toucher plus intimement que ce que commande la fraternité. C’est ce qui fait d’elle la pointe la plus fine de la fraternité.
Prendre l’amitié au sérieux
Ce dernier soir, ce que révèle Jésus à ses apôtres, et donc à chacun de nous, c’est qu’il ne les pas aimés seulement comme des frères, mais comme des amis : "Nul n’a d’amour plus grand que celui-ci : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande" (Jn 15, 12-14). Il nous faut alors prendre l’amitié au sérieux si nous voulons comprendre cet amour que Jésus nous laisse en héritage et en commandement. L’amitié n’est enfermable dans aucune des catégories de l’amour que sont l’amour amoureux, l’amour des frères et sœurs de sang, ou même l’amour des ennemis. Elle est au cœur de chacun de ces amours.
Bien loin d’éteindre l’amour amoureux, l’amitié entre des époux donne à l’amour conjugal sa force et sa beauté. C’est l’amitié entre les époux qui rend leur amour conjugal imprenable. Une dame âgée me confiait un jour ne pas parvenir à faire le deuil de son époux décédé depuis cinq ans, et d’ajouter : "En perdant mon mari, j’ai perdu mon meilleur ami." Existe-t-il plus belle déclaration d’amour ?
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous les deux."
À l’âge adulte, quand les parents sont partis, que reste-t-il de l’amour entre frères et sœurs de sang si les années d’enfance et d’adolescence n’ont pas tissé entre eux des liens d’amitié ? Et que signifie aimer ses ennemis sans pousser l’amour jusqu’à voir un ami en celui qui vous traite en ennemis. C’est la puissance des mots du bienheureux Christian de Chergé, prieur des moines de Tibhirine en final de son testament spirituel, Quand un À-Dieu s’envisage : "Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci et cet À-Dieu envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous les deux."
Au cœur de notre humanité
Ces quelques considérations sont suffisantes pour suggérer que l’amitié, loin d’être une valeur faible, un peu anecdotique ou facultative, est inscrite au cœur de notre humanité autant que notre foi. Elle donne accès au plus simple de la vie comme au plus haut de la spiritualité, au point que Simone Weil a pu écrire que l’amitié pure enferme quelque chose comme un sacrement. S’engager sur le chemin de l’amitié sans laquelle la fraternité chrétienne est largement vide de contenu transforme le rapport au monde et aux personnes. Mais, par la soif que suscitent les gestes, l’attention et les regards de l’amitié, s’engager sur ce chemin expose à devenir bien vite un concurrent sérieux pour le championnat du monde des promesses d’amitié non tenues. L’auteur de ces lignes sait trop bien de quoi il parle…
Pratique :