Juan de Yepes Alvarez est l’un de ces saints dont on dit volontiers qu’ils sont plus admirables qu’imitables, et c’est vrai. S’élever au niveau spirituel d’un mystique qui est aussi le plus grand poète de langue espagnole n’est pas à la portée de tous et cela vaut peut-être mieux tant sa vie fut une suite d’épreuves et de souffrances incroyables. Pourtant, même si nous aurions tendance à penser que cette histoire n’est pas pour nous, heureusement, il y a chez lui beaucoup à prendre et méditer. Rien ne sera jamais facile dans la vie du jeune Juan, né à Fortivero le 24 juin 1542. En épousant par amour Catalina Alvarez, une pauvre fille du peuple, le chevalier de Yepes a dérogé. Écarté des privilèges de la noblesse, chassé par sa famille, déshérité, il doit s’installer avec sa femme et ses enfants dans une région où nul ne le connaît et vivre pauvrement du métier de tisserand, celui de son épouse. Lorsqu’il meurt prématurément, il ne laisse rien à ses fils, sinon un statut de déclassés mais, en dépit des lourdes difficultés qu’elle connaît pour survivre et élever ses enfants, Catalina, chrétienne modèle, leur apprend à partager le peu qu’ils ont avec plus pauvres qu’eux.
Il est l’homme attendu
Juan est encore très jeune lorsqu’un jour il tombe dans un étang et manque s’y noyer. Soudain, il voit une Dame magnifique qui lui sourit et lui tend la main afin de l’aider à sortir de l’eau mais lui ne tend pas la sienne tant, abîmée par les travaux manuels, elle est sale et indigne de toucher celle de la belle inconnue. Finalement, c’est un paysan qui secourt le gamin. Juan ne comprendra pas tout de suite que la Dame était la Sainte Vierge ; Elle ne l’abandonnera jamais. Mis en apprentissage, Juan, en dépit de sa bonne volonté, se montre incapable dans tous les artisanats qu’on essaie de lui apprendre. Un notable de la ville s’avise que cet enfant est trop intelligent pour ces tâches et lui paie des études. L’adolescent révèle alors des dons intellectuels exceptionnels qui lui permettront, après son entrée en 1563 chez les carmes de Medina del Campo, où il prend en religion le nom de Jean de Saint Matthias, de poursuivre à Salamanque son cursus universitaire jusqu’au doctorat. En 1567, il est ordonné prêtre et demande à Dieu la grâce de ne jamais L’offenser en rien. Elle lui est accordée.
Peu après, le jeune religieux fait une rencontre qui décide du reste de sa vie, celle de Teresa de Jesus, la grande Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel. Entre la Madre quinquagénaire et Juan, de presque trente ans son cadet, naît l’une de ces amitiés spirituelles que le Ciel sait susciter pour favoriser ses plans. Thérèse veut en effet étendre la réforme carmélitaine à la branche masculine de l’Ordre, et n’a pour l’heure éprouvé que déconvenues, aucun des carmes qu’elle a approchés n’étant à la hauteur du but recherché. Quelques minutes de conversation avec Juan suffisent à la convaincre qu’elle est en face d’un saint et qu’il est l’homme attendu. Le coup de foudre est réciproque. Juan se vouera désormais à seconder l’œuvre de son amie. Se doute-t-il pas de ce que cette décision lui coûtera ? Peut-être puisque, en rejoignant le mouvement des carmes déchaux, il change de nom de religion et devient Jean de la Croix, choix annonciateur des avanies qui l’attendent.
Des "pénitences de bête"
Valladolid, Duruelo, Pastrana : les fondations masculines se multiplient sous sa direction, l’obligeant à des déplacements incessants, mais il assume aussi en parallèle la direction spirituelle des carmélites d’Avila. Est-ce pour se préserver des tentations d’orgueil devant cette réussite ou pour attirer les bénédictions divines sur l’œuvre ? Juan s’impose alors ce qu’il appellera ensuite "des pénitences de bête". Il dort à même le sol, sans matelas ni couverture, s’alimente le moins possible, se mortifie de mille façons, dort deux heures par nuit. À cette ascèse démesurée et destructrice, il prend, et s’en rend compte, un plaisir, une "satisfaction" dira-t-il, qui ressemble fort à une très savante tentation d’orgueil telle que le démon sait en concocter aux âmes d’élite qu’il ne peut prendre à ses pièges vulgaires. Thérèse le met en garde à temps et le ramène à un sens de la pénitence plus juste et plus équilibré, de sorte que Juan mettra toujours en garde ses dirigés contre cette course absurde à la performance ascétique qui, en réalité, n’a plus pour but la gloire de Dieu et le salut des âmes.
C’est finalement sans en passer par ces excès inutiles que Juan entre peu à peu, et aide Thérèse à y pénétrer plus avant, dans la contemplation et l’intimité divine. Fils du Carmel, il sait, comme Élie, le modèle de l’Ordre, que la rencontre avec Dieu se fait sur la montagne, loin du monde, dans le silence et le dépouillement. À cette purification, l’on ne parvient pas sans peine, sans regret, sans souffrance, raison pour laquelle l’humanité s’écarte de cette voie, sans comprendre que, faute de l’avoir librement empruntée en ce monde, il faudra en passer par le feu du Purgatoire afin de se libérer de tout ce qui empêche le tête-à-tête avec l’Aimé.
La nuit de l’âme
Toutefois, si la Madre vit cette expérience dans l’extase quasi amoureuse, l’expérience de Juan est d’une tout autre sorte, personne, en ce domaine, ne suivant le même chemin. Juan parvient au dépouillement extrême de la foi pure, pas si éloigné, au demeurant, du Nada, rien sinon Dieu, de son amie. Il découvre que la foi est ténèbres, "nuit", non parce que le Seigneur se dérobe à la recherche du fidèle, mais parce que la clarté céleste est inabordable, insaisissable pour nous de ce côté de la réalité. Lorsque, enfin, l’âme amoureuse se retrouve devant l’Objet de sa quête, l’éblouissement l’aveugle. La nuit de l’âme de Jean de la Croix n’est pas, en fait, le sentiment de l’absence de Dieu, telle que Thérèse de Lisieux, sa disciple, en fera la terrifiante expérience quand elle demandera à "s’asseoir à la table des pécheurs", mais l’incapacité à voir ce que l’on sait intimement avoir sous les yeux.
Cette nuit est de feu, comme le dira un jour Pascal. Expérience incommunicable que Juan ne peut traduire avec les mots de tous les jours.
Cette nuit est de feu, comme le dira un jour Pascal. Expérience incommunicable que Juan ne peut traduire avec les mots de tous les jours. Seule la poésie la plus sublime est à même d’en révéler quelque chose, à condition que l’Esprit saint lui-même dicte ses vers au poète inspiré. Ainsi naissent des textes, certes d’un abord difficile, au point que la bienheureuse Anne de Jésus, future fondatrice du carmel réformé en France et dirigée de Juan lui en demandera l’interprétation écrite, mais d’une splendeur déconcertante que la traduction ne parvient pas à affadir, tel l’extraordinaire "Mais c’est de nuit".
Dans ce texte, thème qu’il reprend ailleurs avec maintes variantes, Juan compare à un long voyage nocturne la recherche du fidèle parti à la rencontre du Christ : "À l’ombre d’une obscure nuit, d’angoisseux amour embrasé, n’ayant ni guide ni lueur que la lampe ardente de mon cœur" dit-il pour évoquer le début de la quête, avant, à son terme, de bénir ces ténèbres : "Ô nuit qui a uni la voyageuse secrète à son Amour." De cette rencontre, l’Eucharistie est l’avant-goût terrestre : "Cette source vive de mon désir, en ce Pain de Vie, je le vois, mais c’est de nuit…"
Juan endure les pires souffrances
Ce que le lecteur d’aujourd’hui, s’il parvient à entrer au cœur admirable de ces textes, ne saurait deviner, c’est le prix payé par Juan pour atteindre à cette union… Nombre de ses frères carmes n’ont pas apprécié son passage à l’aile réformatrice de l’Ordre, ni ses succès. On l’a rappelé à l’obéissance, menacé ; il est resté sourd à ces injonctions, certain d’accomplir la volonté de Dieu. Dès lors, il est tenu pour un "rebelle" contre lequel tous les moyens sont bons. Après une première arrestation, pour tenter de l’intimider, Juan est exclu du Carmel puis enlevé nuitamment le 2 décembre 1577 pour être incarcéré dans un cachot du couvent de Tolède. Plongé dans une obscurité cette fois matérielle, privé de nourriture, fouetté afin de l’amener à renoncer à la réforme, Juan endure les pires souffrances, dans l’apparent abandon divin. Non seulement sa foi ne chancelle pas dans l’épreuve mais elle grandit, se nourrissant de confiance et d’abandon jusqu’à lui révéler "la lampe des feux lumineux" car "souffrir les ténèbres donne une grande lumière". Des vers magnifiques lui traversent l’esprit qu’il saisit au vol et mémorise alors qu’on lui refuse de quoi écrire. Ce n’est qu’après son évasion, extravagante, inexplicable, miraculeuse, dans la nuit du 15 août 1578, où il reconnaîtra la main maternelle de Notre-Dame, qu’il pourra enfin, à l’abri chez les carmélites déchaussées, retranscrire sur le papier cette part essentielle de son œuvre.
"Qu’il ferme les yeux et qu’il marche"
On n’attentera plus à sa liberté, mais les persécutions, les injustices, les brimades, l’excommunication, la déchéance de son supériorat le poursuivront jusqu’à son dernier souffle. Juan s’éteint, au terme des souffrances atroces d’un érésipèle qui le dévore vif, le 14 décembre 1591 au couvent d’Ubeda. Il sera canonisé en 1726. À ceux qui le liront, il laisse ce conseil si juste mais si difficile à suivre : "Si un homme veut être sûr de son chemin, qu’il ferme les yeux et marche dans l’obscurité." Autrement dit, qu’il s’en remette à Dieu de le conduire plutôt qu’à ses faibles lumières car "celui qui ne veut rien d’autre que Dieu ne marche pas dans les ténèbres". Reste à oser s’y risquer !