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Devant l’évêque Ambroise, le Noël à genoux de l’empereur Théodose

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Basilique de Sant'Ambrogio, Milan. Retable de Camillo Procaccini (1551-1629) représentant Saint Ambroise arrêtant l'empereur Théodose aux portes de la basilique après le massacre de Thessalonique en 390 après J.-C.

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Anne Bernet - publié le 06/12/22
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Après ce Noël, rien ne sera plus comme avant, et pour longtemps. L’Église fête son roi de gloire, un enfant pauvre né dans une crèche, et l’Empereur, repentant, reconnaît devant son évêque qu’il n’a pas tous les pouvoirs.

En cette vigile de la Nativité 390, la basilique Portia de Milan resplendit de mille feux. Tapis et tentures de pourpre ont été déployés ; les encensoirs font monter vers les voûtes des volutes d’encens parfumées et l’assemblée a entonné ces hymnes que l’évêque Ambroise a introduites dans la liturgie pour mieux célébrer la louange divine. Le spectacle, magnifique, donnerait presque un avant-goût du paradis. Le Christ est né, la Seconde Personne de la Sainte Trinité s’est abaissée jusqu’à prendre la nature humaine. Grave au milieu de la liesse ambiante, Ambroise se dirige vers le porche fermé qu’il fait signe d’ouvrir. 

À genoux sur le parvis

Là, sur le parvis, un homme se tient humblement agenouillé, tête basse, vêtu d’une simple tunique, dans l’attitude traditionnelle des pénitents venus implorer de l’Église la levée des sanctions qui les frappent et leur réintégration dans la communauté catholique. En cette époque qui ne connaît pas encore la confession, la scène est fréquente. Un grand pécheur ne peut obtenir son pardon qu’au prix de lourdes, longues et pénibles pénitences, publiques de surcroît. L’épreuve peut durer des années, toute une vie parfois. 

L’homme qui se tient à genoux sur le parvis est un très grand pécheur, coupable de la mort de milliers d’innocents, victimes d’une tendance à la colère qu’il n’a jamais su ni voulu dominer, défaut exacerbé depuis qu’il détient le pouvoir absolu. De cette toute puissance, il a cruellement abusé, se sentant dans son droit. Il a eu tort et, comme, malgré ses excès, il est un catholique sincère, il a accepté d’en payer le prix. Cela n’a l’air de rien mais la scène qui se joue sur le parvis de la basilique milanaise est l’une des plus déterminantes de l’Histoire ; elle décide pour plus de quinze siècles des relations entre l’Église et le pouvoir temporel, jette les fondements de la monarchie chrétienne. Car l’homme prosterné devant Ambroise s’appelle Théodose, surnommé le Grand, détenteur de la pourpre. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un souverain autocrate à même d’imposer à ses sujets tous ses caprices, fussent les pires, reconnaît qu’il existe au-dessus de lui une puissance à laquelle il devra un jour rendre des comptes. Ce triomphe du Christ sur César, c’est la victoire d’Ambroise, frêle quinquagénaire épuisé de veilles, de prières, de soucis, de travail, mais animé d’un souci des âmes qui lui fait tout braver.

Ses vérités en face

L’histoire a commencé au printemps précédent dans la ville grecque de Thessalonique où deux hommes se disputent les faveurs d’un joli garçon… L’un est un conducteur de char célèbre, idole des foules, l’autre le gouverneur de la cité, Boutherikos qui, afin de se débarrasser d’un rival, se sert d’une nouvelle législation impériale réprimant l’homosexualité pour arrêter le champion, le jeter en prison, puis le maintenir en détention malgré les pétitions de ses "fans". Jouer avec les passions sportives des foules peut être dangereux, Boutherikos l’apprend à ses dépens. Son refus de libérer l’aurige provoque des émeutes et, en juillet, il finit massacré par des parieurs exaspérés qui vont ensuite libérer leur champion.

“Je n’ai pas prêché contre toi, j’ai prêché pour toi !” a-t-il rétorqué un jour à Théodose qui lui reprochait d’avoir attaqué sa politique religieuse dans un sermon.

La nouvelle de ce meurtre atteint Milan, l’une des capitales impériales, où Théodose s’est installé, début août. De tels incidents ne sont pas rares. Le pouvoir impérial s’en accommode avec pragmatisme et les sanctions, quand il y en a, se bornent au versement de dommages et intérêts. Cela évite d’aggraver tensions et mécontentements. Théodose ne s’en tient pas à cette ligne de conduite. L’homme est emporté. Haut officier, il n’a pas hérité de la pourpre mais s’en est emparé, d’abord en Orient, au lendemain du désastre militaire d’Andrinople en 378, puis en Occident en profitant de la faiblesse du jeune empereur Valentinien II, un adolescent confronté à des usurpateurs qu’il n’a pu vaincre ; il est entré ensuite dans la famille impériale en épousant la sœur de Valentinien, la princesse Galla. Devenu indispensable, Théodose est le maître du jeu politique auquel nul n’ose s’opposer. Excepté l’évêque Ambroise, aristocrate romain de la vieille école que son passé de très haut fonctionnaire impérial a familiarisé avec les rouages du pouvoir et de l’administration. À plusieurs reprises, avec la liberté de ton et l’audace de celui qui place sa confiance en Dieu, non dans les hommes, Ambroise a dit à Théodose ses vérités en face, et en public. Depuis, l’empereur, humilié, ne se cache pas de détester l’évêque de Milan, avec lequel il est pourtant obligé de composer. Ambroise le sait, et ne change pas d’attitude pour autant. "Je n’ai pas prêché contre toi, j’ai prêché pour toi !" a-t-il rétorqué un jour à Théodose qui lui reprochait d’avoir attaqué sa politique religieuse dans un sermon. Une nuance que l’autre feint de ne pas comprendre. N’est-il pas le maître de l’Empire, qui n’a de leçon à recevoir de quiconque, même de l’Église ? Méfiant, il a interdit que l’on évoque devant Ambroise les sujets débattus au conseil des ministres.

Une décision horrible

En ce 10 août 390, l’empereur entend le rappeler. Au lieu de passer l’éponge, il prend des mesures de représailles d’une sévérité inédite : les troupes envoyées sur place passeront au fil de l’épée un dixième de la population de Thessalonique, pris au hasard, vieillards, femmes, enfants, voyageurs et touristes compris… Théodose est dans une telle fureur qu’aucun de ses proches n’ose dénoncer l’injustice et l’horreur de sa décision, ni lui désobéir en avertissant Ambroise, seul capable de lui tenir tête. L’évêque n’est mis au courant, par une indiscrétion, que le 18. Voilà huit jours que les ordres impériaux sont partis. Théodose n’en éprouve aucun regret. Il est victime de l’ubris, mot grec qui désigne la démesure, maladie du pouvoir absolu faisant perdre le sens du réel, aggravée par son acceptation, qui a scandalisé l’Église, des anciennes titulatures impériales païennes. L’on n’exige pas d’être appelé "divin" empereur à longueur de journée sans finir par oublier que l’on est un mortel comme les autres, qui met en jeu le salut de son âme et ne s’en aperçoit même plus.

Devant l’empereur, il dit, avec une douleur évidente : “As-tu oublié que tu étais chrétien ?”

Cette réalité bouleverse Ambroise et le fait se précipiter au palais impérial. Devant l’empereur, il dit, avec une douleur évidente : "As-tu oublié que tu étais chrétien ?" Oui, Théodose l’a oublié. Soudain calmé, il mesure l’horreur de son acte, signe un contrordre qui doit partir immédiatement mais ne partira que deux jours après, certains ministres refusant de voir l’empereur se désavouer pour plaire à l’Église… Lorsque le contrordre atteindra Thessalonique, le pire aura eu lieu, le massacre aura été perpétré. Certains historiens parleront de 70.000 morts, chiffre sans doute exagéré mais il est certain que des milliers de gens ont péri dans ces représailles injustes et disproportionnées.

"Si tu es chrétien…"

La nouvelle du carnage arrive à Milan alors qu’Ambroise préside un concile d’évêques italiens et gaulois, et les plonge dans la stupeur. L’histoire romaine ne connaît pas d’exemple d’une pareille monstruosité, et il faut que ce soit un empereur catholique qui s’en rende coupable ! Pour s’être couvert de sang innocent, Théodose mérite l’excommunication ; il doit faire pénitence. Reste à aller le lui dire et cela, aucun des évêques n’en trouve le courage. Sauf Ambroise qui ne recule jamais quand il s’agit du Christ, de l’Église et du salut des âmes. Conscient qu’il risque au pire sa tête, au mieux d’être destitué de l’évêché de Milan, il écrit à l’empereur une lettre admirable :

"À Thessalonique, il s’est passé quelque chose d’atroce, de sans exemple. Je souffre de te voir, toi, un modèle de piété encore inconnu, toi qui pratiquais la plus haute clémence et ne supportais même pas d’assister à l’exécution d’un coupable, accepter sans émotion la mort de tant d’innocents… […] Maintes actions t’ont valu des louanges, mais c’était ta piété qui mettait le comble à ta gloire et de ce que tu possédais de meilleur que le diable est devenu jaloux. Ce crime odieux pèserait également sur mes épaules si ni moi ni personne ne te disait que tu dois te réconcilier avec Dieu. Tu n’es qu’un homme. Le péché est venu. Eh bien, chasse-le !

Je n’oserais offrir le saint sacrifice si tu te présentais à l’église et prétendais y assister. Il m’est interdit de célébrer en présence de celui qui a versé le sang d’un seul innocent. Comment pourrais-je célébrer devant celui qui a versé le sang de tant de malheureux ? Je pense n’en avoir pas le droit. J’écris cette lettre de ma propre main et tu seras le seul à la lire. Si tu es chrétien, tu feras ce que je te demande. Sinon, pardonne-moi ce que je fais. À Dieu, ma préférence."

Quoique exprimée avec une immense délicatesse, il s’agit bel et bien d’une sanction d’excommunication, et Ambroise ne la lèvera pas tant que l’empereur n’aura pas fait pénitence. Théodose le sait, surtout, il admet que l’évêque a raison. Alors, publiquement, il demandera pardon. Après ce Noël, rien ne sera plus comme avant car la loi divine l’emportera sur les caprices des puissants. Grâce à Dieu !

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