Monté sur le trône en 284, en même temps qu’un vieux camarade de promotion, Dioclétien, élevé à la pourpre pour avoir eu le courage d’abattre de sa propre main l’assassin du précédent empereur que le tribunal allait, par prudence, acquitter, Maximien n’est pas véritablement préparé à ce rôle… Officier sorti du rang, Maximien ne connaît que le code militaire et la discipline, ce qui fait de lui une intelligence quelque peu bornée. C’est d’ailleurs, dit-on, la raison pour laquelle Dioclétien a choisi de "partager" le pouvoir avec lui. Cet ami loyal et dévoué est surtout trop sot pour se poser en rival du véritable souverain dont il exécutera les ordres sans tenter de lui prendre sa place. Bon soldat, il est aussi l’homme de la situation pour aider à ramener l’ordre dans un Empire romain démesuré en proie à des insurrections, révoltes, sécessions en tous genres.
Ne pouvant être partout à la fois et conscient que "l’œil du maître" est indispensable, Dioclétien, dans un coup de génie inattendu de la part d’un sous-officier parti de rien, a compris la nécessité de déléguer. Le vrai souverain, c’est lui, qui s’est réservé le gouvernement direct de l’Orient, mais sur le terrain, une partie du pouvoir est confiée au co-empereur Maximien, en charge de la moitié occidentale. Sous leurs ordres, deux Césars, plus jeunes, assurés de leur succéder en 304 au plus tard, certitude qui évite à deux ambitieux doués d’avoir envie de s’emparer de la pourpre. Ce système s’appelle la tétrarchie, le gouvernement des quatre, et il fonctionnera plutôt bien, du moins tant que Dioclétien sera en bonne santé.
En Gaule, la politique du « zéro chrétien »
En une douzaine d’années, nombre des problèmes menaçant la survie de l’Empire ont été réglés. Reste la Gaule. Après avoir brièvement reconquis leur indépendance, les Gaulois ont été de nouveau réduits au rang de province occupée et livrée à la loi militaire mais la guérilla, la Bagaude, qui agite le pays ne cessera plus jamais et ne disparaîtra qu’avec Rome. Maximien, victorieux des insurgés devant Paris à l’automne 287, commence tout juste à le comprendre et cela l’agace prodigieusement car il n’aime pas qu’on lui résiste. Vaincus en bataille rangée, les Gaulois se livrent désormais à la guerre d’embuscade et cela l’oblige à diviser ses forces pour faire face à tous ces fronts d’insurrection. En plus, Maximien ne sait plus en qui avoir confiance…
À la différence de Dioclétien, qui compte beaucoup de chrétiens parmi ses amis et dont l’épouse et la fille sont catéchumènes, Maximien hait les disciples du Christ qu’il tient pour les pires ennemis de Rome et la cause principale de tous les maux qui l’accablent. Anéantir les chrétiens, c’est plaire aux dieux, lesquels, satisfaits, couvriront de nouveau l’Empire de leur puissante protection. Maximien s’y emploie donc. Il va faire pléthore de martyrs en Gaule pendant les six ans qu’il y passera. Ses cibles de prédilection restent les militaires baptisés qui n’ont pas encore quitté le service, n’ont pas encore été mis à pied et renvoyé sans solde, ou tout bonnement exécutés. Une solution qu’il a tendance à privilégier depuis la "mutinerie" inexplicable de la Seconde Légion Trajane, une unité recrutée en Égypte qui, en septembre précédent, a préféré se faire massacrer sur son ordre que sacrifier aux idoles et franchir les Alpes afin d’aller combattre "leurs frères gaulois"… Après cela, Maximien, fou de rage, a décidé d’appliquer la politique du "zéro chrétien" dans l’armée.
Une pancarte "chrétien" au cou
C’est dans ce contexte qu’au début de l’été 290, alors que Maximien séjourne à Marseille, on lui signale le cas d’un jeune tribun, un officier d’assez haut rang, donc, et de bonne famille puisque, à en croire les actes de son martyre, il serait le fils d’un sénateur romain. Ce garçon se nomme Victor et il a été dénoncé pour toute une série de crimes plus affreux les uns que les autres : d’abord, il assiste à la messe et participe aux diverses cérémonies du culte avec les chrétiens marseillais ; ensuite, il est engagé publiquement dans leurs diverses activités caritatives ; enfin, et c’est bien le pire, il prêche l’Évangile à ses camarades et ses subalternes, en convertissant certains. Tout cela est passible de la peine de mort immédiate, ce que Victor sait pertinemment. Arrêté, il ne manifeste pourtant aucun regret de ses actes abominables et paraît même en tirer une insolente satisfaction.
Victor subit ce calvaire sans broncher, tout comme la flagellation qui suit, heureux d’être ainsi associé aux souffrances de la Passion de son Seigneur.
Prudence, ou désir de plaire en lui livrant un prévenu de choix, les juges militaires vont alors renvoyer l’officier directement devant le tribunal impérial. Il ne s’agit pas d’un privilège, comme ce l’était autrefois, car, depuis longtemps déjà, la législation prive les chrétiens d’origine aristocratique des avantages qui étaient auparavant les leurs, et leur épargnaient tortures et longs supplices. Fils de colons paysans des Balkans, Maximien a toujours envié les patriciens et il est ravi de tenir l’occasion d’en humilier un. Puisque Victor, déféré devant lui, confesse sa foi, il va lui infliger toutes les avanies infamantes possibles. Le tribun est longuement promené dans les rues et sur les quais de Marseille, enchaîné, une pancarte "chrétien" au cou et les passants sont chaudement invités à l’insulter, lui jeter des ordures, lui cracher au visage, le frapper. Victor subit ce calvaire sans broncher, tout comme la flagellation qui suit, heureux d’être ainsi associé aux souffrances de la Passion de son Seigneur.
Écrasés comme le froment
Après cela, la procédure prévoit un temps de réflexion, plus ou moins long, au cachot, au cas où le prévenu serait prêt à abjurer. Ce n’est pas le cas de Victor qui aurait, comme beaucoup d’autres confesseurs, bénéficié d’une apparition du Christ et profité de l’occasion pour convertir et baptiser ses trois geôliers, Alexandre, Félicien et Longin. Averti du résultat de sa "clémence", Maximien, fou de rage, fait de nouveau comparaître Victor à son tribunal du forum, flanqué de ses convertis, et lui intime l’ordre de "donner le bon exemple" à ceux qu’il a égarés. Comment ? En sacrifiant immédiatement et publiquement aux dieux de l’empereur dont les effigies sont placées sur un autel portatif.
Victor toise Maximien et lance : "Il n’est pas question que je démolisse moi-même ce que j’ai construit !" puis, en guise d’exemple, comme il a les mains entravées, il décoche un magistral coup de pied dans les statues, envoyant se fracasser les idoles à terre. La suite est à la hauteur de cet incroyable blasphème ; Maximien ordonne que le pied sacrilège soit aussitôt tranché, ce qui est fait. Puis, la plaie sommairement cautérisée, Victor et ses convertis sont traînés aux moulins publics de Marseille, l’établissement de minoterie où l’on moud la farine pour toute la ville. Cette fois, ce n’est pas du grain qui sera broyé sous les meules, mais les quatre soldats du Christ qui sont lentement écrasés… Devenant, comme le disait un autre martyr, l’évêque Ignace d’Antioche, "le bon froment de Dieu". Afin d’éviter qu’ils reçoivent une sépulture, les cadavres sont jetés à la mer, où des fidèles réussiront à les récupérer. C’est sur l’emplacement de cette sépulture que s’élèvera l’abbaye Saint-Victor. Le tribun martyr au coup de pied efficace deviendra le patron de Marseille. Un choix judicieux pour une cité adepte du football !