Monarchie versus Macronie ? Le jubilé de la reine Élizabeth II vient de nous donner une leçon de savoir-vivre et de vivre-ensemble. Bien sûr, pourra-t-on objecter, ce qui est anglais ne nous concerne pas ou ne nous regarde plus, surtout depuis que l’île prend le large et que la Manche trace une vraie frontière. On pourra aussi arguer de l’excentricité et de l’humour so british, comme si leurs deux traits de personnalité nous interdisaient d’être fantasques et drôles. Je ne nie pas qu’il y ait un génie propre à chaque peuple ; John Lennon relevait lui-même que « le rock français, c'est comme le vin anglais ». Mais enfin, soyons honnêtes : ce genre d'explications tient moins de l’analyse que de la paresse.
Dans le cœur de ses sujets
Dans cette même veine, certains feront observer que la reine n’ayant aucun pouvoir — ce qui est faux — et parlant peu — ce qui n'est pas si vrai — il est normal que son diadème scintille dans les yeux du peuple. Comme si on aimait quelqu’un parce qu’il nous fiche la paix ! Cette billevesée ignore que le pouvoir est à la fois intériorisation et projection. Sa légitimité résulte de la vigueur de cette relation. Le souverain s’intériorise dans le cœur de ses sujets et les sujets se projettent dans ce que le souverain incarne. À l’image de l’hostie, le pouvoir exige une forme de communion/rédemption. J’y adhère car il me transcende. Sans cette dimension alchimique, le pouvoir n’est que juxtaposition entre le haut et le bas, les dominants et les dominés.
Les images de ces quatre jours de festivités anglaises parlent d’elles-mêmes : conçoit-on les Français pique-niquer dans les rues, déguster le Paris-Brest du jubilé, se lever tous ensemble pour chanter leur hymne, descendre les Champs-Élysées, se rassembler devant le palais de leur souverain et l’ovationner longuement ?
Bien que la France soit le pays de l’atome, la Macronie n’a aucune puissance radioactive. Rien ne s’en dégage. Le souverain est spectral. Ne l’accablons pas. Ses prédécesseurs n’étaient pas forcément mieux lotis. Disons que jusqu’à Jacques Chirac, la plante républicaine, souvent venimeuse et carnivore, poussa dans un terreau monarchique. Ce dernier « roi », quoique fainéant, fut aimé des gens. Et quoi de plus vain que de régner sans être aimé… Jacques Chirac ne fit pas grand-chose et la France prit sous sa mandature un énorme retard. Mais on le trouva sympathique et c’est déjà beaucoup. Avec le temps, on mesure que tout n’est affaire que de qualité humaine.
L’incroyable épopée du grand empire
Les images de ces quatre jours de festivités anglaises parlent d’elles-mêmes : conçoit-on les Français pique-niquer dans les rues, déguster le Paris-Brest du jubilé, se lever tous ensemble pour chanter leur hymne, descendre les Champs-Élysées, se rassembler devant le palais de leur souverain et l’ovationner longuement ? D’où vient-il que nos meilleurs ennemis soient heureux quand nous sommes insurgés, joyeux quand nous sommes hargneux ? On dira que la monarchie anglaise n’est qu’un décorum, un théâtre pour célébrités. Leurs honneurs et leurs bonheurs, et surtout leurs turpitudes, font la richesse des tabloïds. Le prestige et la gloire, engloutis dans le passé, seraient à chercher au fond du tiroir-caisse. Élizabeth II fait vendre, certes. Son visage est aussi parodié que celui de Mona Lisa. Mais la vraie question est de savoir pourquoi la reine est aimée. J’esquisserais trois causes :
La première, c’est la dimension planétaire de la monarchie anglaise, portée par l’incroyable épopée du plus grand empire que la terre ait jamais porté. À la différence de Victoria, Élizabeth II aura vu se refermer cette fenêtre historique, malgré le trait d’union mercantile et symbolique du Commonwealth. La reine en apparaît à la fois comme l’héritière et la rescapée. Sa longévité en fait le dernier personnage du monde d’avant. Était-il meilleur ? Pas sûr. De la Palestine à l’Afrique du Sud ou la Birmanie, sans même parler de l’Irlande, la colonisation anglaise fut cynique, vénale et brutale. C’est étonnant de constater que dans les eaux glauques du passé colonial, la Couronne est toujours waterproof. Songez une seconde que même le parti républicain irlandais Sinn Fein se fendit d’un communiqué laudatif, soulignant « la contribution importante de la reine en vue de la paix et réconciliation » ! Malgré tout, des Caraïbes au Canada, des dominions commencent à fissurer la statue monarchique, laissant pressentir que demain ne sera pas comme hier, y compris le Royaume-Uni dans sa forme actuelle (qui n’existe que depuis 100 ans !).
Un pouvoir reçu et non conquis
La seconde cause réside dans le principe dynastique. Car les inégalités de la naissance sont bien moins injustes que celles de l’existence. Élizabeth II ne voulait pas régner. Ce sont les aléas de la succession — finalement une forme de hasard ou de providence — qui l’y obligea. Cela change tout et rend sa démarche belle : le pouvoir est reçu et non conquis. Elle n’est qu’un pointillé sur un trait familial. Son argent, ses paroles, son talent n’y sont pour rien. Dans ces conditions, l’impétrant a tout à prouver par le service que l’on attend de lui, alors qu’un audacieux issu d’un coup d’État ou d’une campagne bien cadencée prendra la grosse tête, persuadé qu’il ne doit son succès qu’à ses propres forces.
La longue marche solitaire d’Emmanuel Macron au Louvre en mai 2017 témoigne de cette fatuité et du néant symbolique auquel la République peut condamner ceux qui la dirigent. Pour pallier l’absence du père, la pyramide était présumée capter une énergie divine pour la lui procurer, la faire descendre en lui. Depuis Louis XVI, la France est hantée par la quête du sacre. Introuvable et tellement nécessaire. Si la respiration du pouvoir peut se trouver dans les urnes, son inspiration gît dans une filiation à laquelle Dieu prend sa part.
La distinction, tout simplement
Une troisième cause fait qu’on aime Élizabeth II : sa distinction. On pourrait parler à l’envi de ses robes flashy, de ses chapeaux ou de ses sacs à main. Mais ce serait encore superficiel. La reine n’est pas un mannequin au regard vide. La chair de sa personne est sculptée dans le marbre de son personnage. Selon la maxime socratique, elle est devenue ce qu’elle est, un autre soi-même et ne faisant plus qu’un. Ce point culmine quand le devoir se mêle à l’humour, et parfume son jeu royal d’un zeste à la fois anar-chic et furieusement traditionnel. La délicieuse vidéo tournée avec l’ours Paddington, icône maladroite de la littérature enfantine britannique, est un bijou de communication politique. Après un touchant « Joyeux jubilé Madame et merci pour tout », la reine bat la mesure avec une cuillère d'argent sur sa tasse de porcelaine, synchronisée avec le tambour de la parade puis We Will Rock You de Queen. La reine, un roc ? Évidemment.