C’est incontestablement en France qu’est née la dévotion au Sacré Cœur, mais, très vite, confronté à l’indifférence, ou à l’ignorance, royale, comme à l’hostilité de Rome, le Ciel se cherchera, pour la propager à travers le monde, d’autres messagers. Une histoire somme toute peu flatteuse pour notre amour propre national, ce qui explique qu’elle soit parfaitement inconnue chez nous… Lorsque, en 1675, le Christ choisit une jeune religieuse du couvent de la Visitation de Paray-le-Monial, sœur Marguerite-Marie Alacoque, pour lui révéler son « cœur qui a tant aimé les hommes » et en a si peu reçu en échange, n’étant abreuvé que d’outrages, il est évident que cette nouvelle dévotion constitue une réponse précieuse aux dérives de l’époque sur la prédestination et la grâce, le petit nombre de chrétiens qui peuvent espérer faire leur salut et qu’en mettant en évidence son amour miséricordieux, Jésus souhaite en finir avec une conception asséchante et terrifiante du catholicisme qui écarte de l’Eucharistie jusqu’aux âmes les plus pieuses, dans une terreur révérencielle de la profaner par une communion indigne. Aux promesses d’ordre spirituel multipliées au long des apparitions, jusqu’en 1689, cent ans exactement avant le début de la Révolution qui renversera la monarchie et ravagera l’Église, s’ajoute l’engagement de veiller sur la France et ses rois, de leur donner la victoire contre leurs ennemis, à condition qu’ils se fassent les soutiens inconditionnels du Cœur Sacré et le placent sur les drapeaux de la royauté.
Les résistances françaises
Les historiens se disputent encore pour savoir si, oui ou non, Louis XIV a été mis au courant des apparitions de Paray-le-Monial et des demandes divines et s’il les a volontairement négligées. À en croire les révélations reçues par sœur Lucie, la dernière voyante de Fatima, le roi aurait bien été informé et aurait sciemment choisi, pour le plus grand malheur de la famille royale et du royaume, de ne pas tenir compte de ces exigences. C’est assez probable si l’on considère que la dévotion « cordicole » [au cœur du Christ, Ndlr] a été assez vite connue à Versailles et que l’un au moins des petits-fils de Louis XIV, le jeune duc d’Anjou, futur Philippe V d’Espagne, en a été tôt l’un des dévots. Quoiqu’il en soit, ni le Roi Soleil, ni Louis XV, bien que son épouse, la reine Marie, et leurs enfants, aient tous été des propagateurs dévoués de cette dévotion, ni Louis XVI, qui, malgré les conseils de sa jeune sœur, Madame Élisabeth, attendra l’été 1792 et d’être réduit politiquement à l’impuissance pour consacrer de façon privée la France au Sacré Cœur, n’obéiront aux volontés du Christ. Il est vrai qu’il en va de cette dévotion comme du culte marial : il va à l’encontre des idées en vogue, qu’il s’agisse du jansénisme ou de la philosophie des Lumières et sa mise en valeur ne semble pas de mise… Face à cette abstention française, et aux réticences de Rome vis-à-vis de Marguerite-Marie et de ses révélations, suffisamment fortes pour interdire durablement l’instauration d’une fête en l’honneur du Sacré Cœur, le Christ va donc se chercher ailleurs les propagateurs et les défenseurs de cette dévotion méprisée.
D’étonnantes expériences mystiques
En 1725, entre au juvénat, l’équivalent du noviciat chez les jésuites, de Valladolid, en Castille, un adolescent de quatorze ans, Bernardo Francisco de Hoyos, né le 21 août 1711 au village de Torrelobaton, à deux lieues de là. Le jeune Bernardo est vertueux, empli d’un immense amour du Christ et d’une soif ardente de le servir jusqu’à son dernier souffle. Tout donné à une vie de prière intense, le garçon ne tarde pas à connaître d’étonnantes expériences mystiques. Le soir de la Noël 1725, il a la vision de l’Enfant Jésus. Le 12 juillet 1728, alors qu’il prononce ses premiers vœux, le Christ lui apparaît de nouveau pendant l’Élévation, présent dans l’hostie consacrée sous la figure « d’un Juge plein de douceur à son tribunal » ; Il est accompagné de Notre-Dame et de deux saintes carmélites, Thérèse d’Avila et Marie-Madeleine de Pazzi qui promettent à Bernardo de veiller désormais sur lui comme ses patronnes.
Promesse qu’elles tiennent, en effet, lorsque, pendant les six mois suivants, le jeune homme supporte d’horribles attaques démoniaques, entre autres contre la vertu de chasteté, celle qui, entre toutes, lui est la plus chère. Enfin, le 4 avril 1729, l’épreuve prend fin et Bernardo, vainqueur des tentations, se voit promettre par saint Michel une « chasteté angélique » tandis que saint François de Sales descend du paradis afin de devenir son directeur de conscience. Ce choix n’est pas gratuit. L’évêque de Genève et d’Annecy a fondé la Visitation Sainte-Marie, l’ordre où Marguerite-Marie a pris le voile, et c’est déjà à un jésuite, Claude La Colombière, qu’est revenu la charge de guider la messagère du Sacré Cœur. La mission de Bernardo, qui se profile, s’inscrit donc dans une continuité.
Le Christ lui révèle son cœur
Le 6 janvier 1730, Bernardo voit le Christ qui lui révèle son Cœur, comme Il l’a révélé un demi-siècle plus tôt à Marguerite-Marie, et lui déclare : « Tu as trouvé grâce à mes yeux car je t’ai trouvé conforme à mon cœur. » Ce disant, Il prend le cœur du jeune homme et le place à l’intérieur du sien, et lui révèle ainsi les secrets ineffables de cet amour divin que nul ne peut mesurer ni appréhender. Puis Bernardo a une vision terrifiante de l’enfer, et comprend que le seul moyen pour les pécheurs d’y échapper est de se jeter dans la fournaise d’amour du divin cœur.
Bouleversé par cette expérience mystique, et plus embrasé que jamais d’amour pour le Sauveur, Bernardo n’appréhende pas encore ce que le Christ attend de lui, tout comme il ignore les refus constants opposés par la papauté à l’expansion de cette dévotion nouvelle qui déplaît à Rome. Toutes les demandes adressées aux souverains pontifes pour obtenir une messe et un office propre du Sacré Cœur se sont systématiquement heurtées à des refus, motivés tantôt par le fait que la cause de Marguerite-Marie est en cours d’instruction et que l’on n’a pas encore tranché de la validité de ses révélations, tantôt par le fait que reconnaître la dévotion au Sacré Cœur ouvrirait la porte à la reconnaissance d’une autre dévotion, elle aussi née en France, celle au Cœur immaculé de Marie, dont on ne veut pas entendre parler… Il y a longtemps que l’épiscopat français, confronté à des problèmes plus politiques, a baissé les bras, tout comme un pouvoir royal fort peu préoccupé de telles questions, d’où la nécessité de s’adresser ailleurs.
Je veux par ton intermédiaire étendre le culte de mon Cœur sacré afin de répandre ses dons sur un grand nombre par l’adoration et la vénération de ce Cœur.
La mission dévolue à l’Espagne
Ceux qui se souviennent que, encore simple prince français, le roi Philippe V d’Espagne s’est intéressé au Sacré Cœur et s’en ait fait le dévot et le propagateur se tournent alors vers lui et lui demandent d’intervenir auprès du pape Benoît XIII. Le souverain espagnol se heurte aux mêmes réticences romaines. À cette époque, un autre jésuite, le Père de Galliffet, publie un ouvrage apologétique consacré à la dévotion au Sacré Cœur et aux raisons de la diffuser. Ce livre tombe entre les mains de Bernardo en 1733. Il émerge bouleversé de cette lecture : « Je m’offris à son Cœur pour travailler de toutes mes forces, du moins par la prière, à l’extension de son culte. » Le Christ lui apparaît alors de nouveau et lui déclare : « Je veux par ton intermédiaire étendre le culte de mon Cœur sacré afin de répandre ses dons sur un grand nombre par l’adoration et la vénération de ce Cœur. »
Le 5 mai, Bernardo a la vision de ce « cœur qui a tant aimé les hommes » brûlant d’amour et « affligé du peu d’estime qu’on en a. » Peu après, l’archange Michel se montre au jeune jésuite et lui enseigne « comment étendre le culte du divin Cœur à toute l’Espagne et à toute l’Église ». Puis le Christ se manifeste à nouveau et révèle à son confident, « noyé dans les richesses de ce divin Cœur » la dévotion au Cœur eucharistique. Le 14 mai, jeudi de l’Ascension, le Sacré Cœur se montre surmonté de la croix et entouré d’épines, une iconographie qui deviendra classique. Bernardo y voit « sa forteresse et son rempart » dans lesquels il doit se réfugier contre tous les maux mais le Christ lui rétorque qu’il se blessera cruellement à ces épines avant de pénétrer dans cet abri embrasé d’amour. C’est exact mais le privilégié constate bientôt que ces épines redoutées sont en réalité autant de roses embaumées. Telle est l’ultime étape avant la révélation de la mission dévolue à l’Espagne par son intermédiaire.