"Nous ressentons de la douleur, de l'amertume, de la peur, de la honte et de la colère pour ce que la Russie fait en Ukraine aujourd'hui", assurent Karina et Andrei Chernykh, un couple d’intellectuels orthodoxes russes. Andrei, ancien constructeur soviétique de navettes spatiales, s'est converti à l'orthodoxie dans les années 1980. Il est devenu par la suite l'un des plus proches collaborateurs du père Aleksandre Men, assassiné en 1990. Il est engagé dans différentes initiatives d'évangélisation et de dialogue œcuménique. Sa femme Karina est la fondatrice du club moscovite "Hosanna", qui mène des activités d'évangélisation auprès des jeunes. Tous les deux ont été pendant des années impliqués dans la paroisse Saint Alexander Nevsky du père Alexandre Borisov, qui rassemble l'élite intellectuelle et artistique de Moscou. Ils vivent actuellement à Vilnius (Lituanie). Leur demande de pardon fait écho à celle de milliers de Russes qui, effarés par le drame inouï de la guerre en Ukraine, protestent, malgré les conséquences que ces déclarations peuvent entrainer.
Aleteia : Qu’avez-vous ressenti, en tant que Russes, en voyant les troupes russes entrer en Ukraine ?
Andrei et Karina Chernyakov : Nous ressentons la douleur, l'amertume, la peur, la honte et la colère. Cela semble presque impossible à croire. Nous ne savons pas comment aider les Ukrainiens dans cette situation autrement que par la prière. Toutes nos pensées vont maintenant vers l'Ukraine, et nous réalisons que c'est une tragédie des deux nations, ukrainienne et russe. Nos nations sont sœurs, et cette tragédie nous divisera et nous séparera pendant plusieurs décennies, peut-être plusieurs générations. Nous sommes désolés pour ceux qui subissent des bombardements, des assauts, des raids aériens. C’est terrible de voir la mort des Ukrainiens, surtout celle des enfants, et la mort insensée des soldats russes poussés à mort par un fou.
Que pensez-vous des discours de Vladimir Poutine dans lesquels il nie non seulement le droit à l'indépendance de l'Ukraine, mais aussi l'existence même d'une nation en tentant d'expliquer que l'Ukraine est une partie indissociable de la Russie et qu'aujourd'hui, elle est gouvernée par des nazis qui doivent être éliminés ?
Les discours de Vladimir Poutine sont des délires d'un homme irrationnel, d’un fou. C'est un énorme charabia, noyé dans la propagande. Nous ne savons pas où cela mènera la Russie. La propagande a une très forte influence sur le cerveau des gens. Beaucoup de Russes, ils sont malheureusement très nombreux, y croient. Une situation similaire existait dans l'Allemagne d'Hitler, où la propagande martelait un charabia idéologique dans la tête des gens. Aujourd’hui, la même chose se produit en Russie.
Qu'est-ce que l'Ukraine pour vous et quel devrait être son statut et son rôle dans cette région de l'Europe ?
L'Ukraine est un pays cher à notre cœur. Nous connaissons beaucoup d’Ukrainiens qui nous sont proches et qui nous sont chers. Des personnes qui ont été importantes pour nous toute notre vie. Nous sommes même très redevables envers beaucoup d'entre eux, car ils étaient nos maîtres et nos professeurs. C'est un pays merveilleux avec une culture merveilleuse, autonome et riche. Ce pays devrait absolument avoir le droit de déterminer son propre destin, y compris le droit de rejoindre l'OTAN ou l'Union européenne. Après tout, l'Ukraine peut jouer un rôle très important dans le cadre de l'Union européenne en ce qui concerne la culture comme la politique européenne. Il faut juste lui permettre de le faire.
Comment évaluez-vous l'attitude du Patriarcat de Moscou et du Patriarche Cyril, lui-même envers l'agression contre l'Ukraine ?
C'est très douloureux pour nous parce que l'Église orthodoxe, à laquelle nous appartenons, n'a pas protesté contre l'agression. Ni l'Église dans son ensemble, ni le patriarche Cyril lui-même. Cette agression est une violation de tous les commandements de Dieu.
Comment expliquer l'absence de condamnation de cette agression par les orthodoxes ?
C’est à cause de la fusion de l'Église et de l'État que nous avons en Russie. La crainte d'éventuelles sanctions ou le manque d'intérêt personnel de certains peuvent expliquer cette attitude. Cependant, cela ne concerne pas tous les évêques et tous les prêtres. Beaucoup, surtout les prêtres, ont fait entendre leur voix en signe de protestation. Certains évêques ne sont pas non plus d'accord avec ce qui se passe, même s'ils ne le disent pas publiquement. En revanche, ils célèbrent des prières solennelles pour la réconciliation et la fin de cette terrible guerre.
Que pensent les autres cercles orthodoxes de Russie de cette situation, par exemple le cercle des anciens disciples du père Alexandre Mien, auquel vous appartenez ?
Nous ne pouvons pas parler de tous les cercles orthodoxes en Russie, il y a un enchevêtrement d'opinions diverses et variées. Nous ne pouvons parler que du cercle qui nous est proche et dans lequel, malheureusement, il y a aussi des opinions différentes, bien que la plupart de nos amis, frères et sœurs condamnent la guerre, prient pour la paix et la sécurité. Ils font ce qu'ils peuvent pour la réconciliation et pour aider ceux qui souffrent en Ukraine.
Y a-t-il des chrétiens orthodoxes en Russie qui prennent des initiatives pour arrêter la guerre, aider l'Ukraine ou faire des gestes de solidarité avec elle ?
6.000 Russes ont déjà été emprisonnés pour avoir participé à des manifestations contre la guerre. Chaque tentative, même sans signes extérieurs de protestation, est contrecarrée et ses participants sont mis en prison. Par conséquent, je ne sais pas ce que l'on peut faire d'autre. La situation était complètement différente aux États-Unis, où des milliers de personnes se sont exprimées contre la guerre du Vietnam, mais personne ne les a arrêtées.
Dans notre pays, de nombreuses personnes, bien qu'elles ne soient pas d'accord avec la politique de Poutine, ont peur de descendre dans la rue pour manifester, mais elles prient parce que dans leur cœur, elles veulent que la guerre s'arrête, elles veulent la paix.
Dans notre pays, de nombreuses personnes, bien qu'elles ne soient pas d'accord avec la politique de Vladimir Poutine, ont peur de descendre dans la rue pour manifester, mais elles prient parce que dans leur cœur, elles veulent que la guerre s'arrête, elles veulent la paix. Les Russes éprouvent de la honte, de la culpabilité mais aussi de la sympathie pour les Ukrainiens. Nous savons que nombre d'entre eux voudraient aider les Ukrainiens matériellement, mais il n'est pas possible d'envoyer de l'argent. Ils voudraient accepter des réfugiés mais ceux qui fuient ne fuient pas vers la Russie. Ils voudraient envoyer de l'aide humanitaire mais ce n'est pas possible non plus. Par conséquent, nous ne voyons aucune possibilité d'aide. Ce n'est possible que depuis l'extérieur de la Russie. Des personnes du monde entier collectent des objets, des vêtements chauds, de l'argent, de la nourriture, pour aider les Ukrainiens dans leur pays et aussi ceux qui ont été contraints de partir à l'étranger.
En tant que chrétiens en Russie, quel message aimeriez-vous donner aux autres chrétiens en Europe et dans le monde ?
Tout d'abord, Poutine et son cercle le plus proche ne représentent en aucun cas toute la Russie. Ne pensez pas que c'est l'agression de toute la Russie. Nous rappelons les paroles d'un prêtre italien, le père Romano Scalfi, fondateur et directeur de "Russia Cristiana", qui a beaucoup fait pour reconstruire le christianisme et l'orthodoxie en Russie. Le père Romano, peu de temps avant sa mort (en 2016, ndlr), a dit : "Malgré tout, j'aime la Russie".
La Russie, ce n'est pas seulement Poutine, mais aussi Pouchkine, Tolstoï, des musiciens, des peintres, une immense culture...
Je ne sais pas dans quelle mesure il avait prévu tout le cauchemar qui se déroule aujourd'hui, et ce que la Russie pourrait encore apporter au monde. Mais cette phrase, "Malgré tout, aimer la Russie", est pour moi le signe qu'il avait prévu cette possibilité. La Russie, ce n'est pas seulement Poutine, mais aussi Pouchkine, Tolstoï, des musiciens, des peintres, une immense culture et de très nombreuses personnes tout simplement bonnes et décentes, ainsi que des chrétiens orthodoxes croyants. J'imagine que si le père Alexandre Mien était vivant aujourd'hui, ses mots résonneraient fortement : "Pas de guerre !" Nous tenons également à ajouter que nous souhaitons vivement qu'un tel événement ne se reproduise plus jamais en Europe ou dans le monde entier. Nous vous demandons à tous : Pardonnez-nous !