Il dit sobrement : « Parfois je pleure en regardant les images... Des cousins m’appellent plusieurs fois par jour. Ils partagent leur inquiétude, sobrement... » Son regard bleu croise le mien : les larmes passent de ses yeux sur les miens. Il n’y a pas grand-chose à répondre à un ami dont le pays vient de se faire envahir par un voisin. Depuis le 22 février, c’est comme si nous sentions advenir une réalité qui nous force à sortir de ce virtuel dans lequel nous maintenons l’idée même de guerre. Ma génération comme celle de mes parents et toutes celles qui suivent, grandissent et vieillissent dans un climat de félicité, n’en déplaise aux contempteurs qui nous parlent depuis le « coup d’État permanent » de l’illégitimité d’un pouvoir politique qui, s’il a bien des défauts, continue de garantir une qualité de vie que nous envient les deux tiers de l’humanité.
L’exigence de fraternité
Il y a soixante-dix ans, nos pères ont choisi de fondre le métal des armes faites pour tuer afin de forger les socs pour labourer le sol. Couvrant le projet européen de la protection de Marie présente dans le bleu aux étoiles du drapeau gonflé par l’Esprit de paix et de réconciliation, ils ont promu l’exigence de fraternité comme ambition continentale. Nous voici donc, aux marches de cette Europe, sur cette terre d’Ukraine, vaste grenier, plaine de douceurs et de langueurs, confrontés pour la deuxième fois en trente ans, à une violence que nous avons voulu exclure de nos pensées à défaut de nous en purifier dans nos vies quotidiennes.
Je me souviens, en 1993, arrivant en Bosnie au milieu d’une guerre fratricide pour une expérience humanitaire qui durerait huit mois. L’atterrissage à Split était irréel. Parti quelques heures plus tôt de Paris, emportant avec moi le flot d’images télévisées quotidiennes, de fumées, de cadavres, de fureurs et de sueurs, je me retrouvais dans une ville aux terrasses de café ensoleillées, aux jeunes qui se draguent, avec la mer, scintillante et claire. Le front était à quelques kilomètres et rien ne pouvait le suggérer sinon les convois « U.N. » qui s’imposaient dans une circulation assez dense. La remontée vers Mostar et les jours à venir, se chargeraient de me dévoiler une réalité plus tragique, sans jamais faire disparaître ce désir de soleil et cette tentative d’y goûter dès que possible, lorsque les tirs cessent et qu’on arrive à se retirer juste un peu d’adrénaline de mort de la ligne de front.
La guerre fait de l’homme un meurtrier
Mon ami reprend : « Peut-être faut-il que j’y aille ? Mais c’est que je ne sais pas faire la guerre, moi, personne ne m’a appris... » Comme en écho, j’entends cette dernière communication d’un bateau de garde-côtes ukrainiens répondant aux sommations d’un navire de guerre russe qui leur intime l’ordre de se rendre : « Allez-vous faire foutre ! » avant d’être envoyés par le fond dans la seconde qui suit. Treize hommes se trouvaient à bord. Treize morts. Je me souviens aussi de ces visages de jeunes mercenaires des milices croates ou bosniaques rencontrées autour de quelques verres puissants qui révélaient qu’à dix-huit ou vingt ans, ils avaient chacun sur la conscience quelques vies emportées.
L’abomination de la guerre n’est pas simplement qu’elle déclenche la mort, mais qu’elle fait de l’homme un meurtrier. Et cela, aucun discours patriotique, aucune décoration militaire n’y pourra rien changer.
L’abomination de la guerre n’est pas simplement qu’elle déclenche la mort, mais qu’elle fait de l’homme un meurtrier. Et cela, aucun discours patriotique, aucune décoration militaire n’y pourra rien changer. Elle lui en ôte la responsabilité pénale mais elle ne peut purger sa conscience, sa mémoire. Avoir tué, même si on a toutes les raisons de le faire, ne laisse jamais intact. Demandez au policier, à celui qui ne fait que se défendre : qui a tué en porte toute sa vie le poids, intimement, silencieusement, comme un cri qui ne sort pas. Il n’y a que dans les films que le héros parle, bravache, des « cartons » qu’il a fait en bombant le torse. Personne d’équilibré ne s’en vante jamais, ni d’ailleurs n’en dit mot.
Tous enfants de Dieu
« Tu as vu comment les gens réagissent ? Ils prient, beaucoup, avec ferveur, les uns avec les autres... » C’est vrai qu’ils sont si beaux les chants de ces frères et sœurs ukrainiens. Comme ceux qui montent des cœurs de cette foule, à l’abri d’un bombardement sous un parking de supermarché. Ils chantent la miséricorde, le pardon, l’Espérance alors que dehors, on tire. Église réelle au cœur de la folie du monde. Plus de coupole dorée ou de clocher qui s’élance : juste un groupe de tous âges qui, les mains nues, clame son désir de rester enfants de Dieu là où tout les incite à y renoncer.
Nul ne sait ce qu’il adviendra de la paix dans les jours, les semaines, les années à venir y compris chez nous, en terre de France. Mais ce qui est pour moi une certitude, c’est que nous ne passerons cette épreuve personnellement et collectivement que si nous n’oublions pas ce que nous sommes avant tout autre chose : enfants de Dieu précisément. Et que nous forgions notre conscience, dans les aléas des décisions qui nous échappent et s’imposent à nos vies, sur cette seule vérité indépassable. Cela ne nous empêchera pas d’obéir aux ordres de ceux qui nous gouvernent, ni ne nous fera échapper aux conséquences de ceux-ci. Mais cela permettra à cette bannière bleue qui flotte sur notre continent, et aux douze étoiles qui y brillent, de nous révéler que, quelle que soit l’apocalypse annoncée, il est porteur d’une révélation pascale.