Depuis que le Pape a accepté, le 2 décembre dernier, la démission de Mgr Aupetit, Paris attend un nouvel archevêque. Mgr Pontier, émérite de Marseille et ancien président de la Conférence épiscopale, assume provisoirement la charge, en tant qu’administrateur apostolique, comme il l’a fait de janvier à juillet 2021 en Avignon, entre la retraite du titulaire, atteint par la limite d’âge, et l’arrivée du successeur. C’est donc un homme expérimenté et éprouvé qui assure l’intérim en gérant l’immédiat. Mais pour combien de temps ? Et qui sera désigné pour devenir le cent quarante-deuxième pasteur du diocèse de Paris ?
Il est bien sûr aussi vain que stupide de se livrer au petit jeu des pronostics. Il n’y a pas de candidat et encore moins de campagne d’un parti ou lobby en faveur de tel ou tel. Malgré la notoriété liée à l’emploi, ce n’est ni de la politique, ni du business, ni du culturel associatif. Il faut dire qu’un tel job est nettement moins enviable que celui de président, patron ou célébrité dans la catégorie people. En effet, nul ne peut par avance, sans susciter l’incrédulité aussi bien hors de l’Église que de l’intérieur, être réputé et encore moins se déclarer de taille à relever tous les défis, avec un programme inspirant une adhésion populaire.
Cela vaut, en un sens, pour toutes les missions dans l’Église, depuis celles et ceux qui font une lecture à la messe dominicale jusqu’au Pape, en passant par les catéchistes, les diacres, les prêtres, les supérieur(e)s religieux(ses) et tous les évêques et cardinaux. Ce n’est jamais une promotion, mais un service. On ne se l’attribue pas. Il est reçu de ceux qui sont appelés à le susciter au sein du Corps organique du Christ, et rempli grâce à la disponibilité de chacun à l’Esprit Saint qui tire parti des ressources humaines et peut même pallier leurs limites.
Une chaire qui est aussi une tribune
Ceci dit, il n’est pas niable que la personnalité joue toujours un rôle. Déjà, tout le monde n’a pas les qualités innées et les compétences acquises qui sont nécessaires pour être un bon lecteur. C’est encore plus vrai dans le cas des ministères ordonnés, où il y a un leadership à exercer. Entendons par là une autorité qui ne repose pas uniquement sur les besoins fonctionnels qu’a toute collectivité, mais aussi et non moins sur ce qu’à la suite de saint Paul (1Co 12-14) et jusque dans le monde profane, on appelle du charisme. Chaque mission dans l’Église requiert des charismes propres, et celle d’archevêque de Paris, qu’on le veuille ou non, à quelque chose d’unique.
Ce n’est pas simplement que le diocèse a une taille et un poids singuliers, en raison de l’importance de sa population, de son clergé et de sa surface sociale. Tout cela requiert un savoir-faire managérial sans doute plus poussé que celui dont doit faire preuve tout évêque, en sus de ses responsabilités pastorales. Mais le lieu et l’histoire ajoutent une dimension supplémentaire. Car l’archevêque de la capitale de la France n’a pas seulement sa chaire. Il a aussi une tribune dans un espace public qui s’étend bien au-delà du périphérique.
Un privilège sans immunité
Certes, les évêques du pays sont organisés en une conférence qui élit un président, lequel est du coup investi de quelque audience. Mais c’est pour trois ans d’un mandat renouvelable une seule fois, ce qui est peu pour une autorité spirituelle et morale, alors que l’archevêque de Paris siège ès-qualité membre à la Commission permanente. Certes également, d’autres évêques ou prêtres et même des laïcs qui ont des talents d’écriture ou médiatiques font entendre des voix catholiques. Mais le successeur des apôtres à Paris a des opportunités hors du commun, parce qu’il parle d’un lieu socio-culturellement central. C’est ce que requiert la mission de l’Église, comme l’avaient bien saisi Pierre et Paul qui ont su devoir aller à Rome.
Ce lieu — symboliquement, Notre-Dame au cœur de la Cité — n’est que progressivement devenu un sanctuaire national : depuis que les révolutionnaires en ont fait un temple de la Raison, avant que Napoléon Ier s’y sacre lui-même. Mais c’est là que, 150 ans après, se rend Charles de Gaulle à la Libération, puis qu’a lieu la cérémonie d’hommage à sa mort. C’est encore le cas pour les présidents Pompidou et Mitterrand, et aussi pour les victimes des attentats islamistes de novembre 2015. Il revient alors à celui dont c’est la cathédrale de prendre la parole et d’inscrire l’événement dans l’Histoire. C’est la marque d’un privilège que ces moments particuliers rendent manifeste et qu’atteste l’émotion devant l’incendie d’avril 2019, mais qui ne confère aucune immunité.
La leçon de Mgr Aupetit
Car un tel vedettariat ne gêne pas que les anticléricaux ou ceux qui, dans la société (ou dans l’Église), ont un statut analogue. Spécialement exposé sans l’avoir désiré, cet homme-là est vulnérable. Mgr Aupetit l’a bien senti. En janvier 2018, à la fin de l’homélie de son installation (un petit bijou à relire), il a demandé : « Ne regardez pas l’archevêque. Regardez le Christ ! » Et il a repris exactement le même message, moins de quatre ans plus tard, pour clore la déclaration où il confirmait que le pape acceptait son offre de désistement après la campagne de calomnies qui l’avait visé. On ne l’a donc pas écouté et on s’est focalisé sur lui…
Son successeur n’aura pas la tâche plus facile. Il ne sera pas davantage là pour plaire à tout le monde, même au sein de son diocèse. Sa « gouvernance » et ses prises de position sur les questions d’actualité ou d’intérêt général seront suivies, mais sans complaisance, tandis que sa prédication n’aura pas l’air si différente de ce que racontent tous les prêtres et croyants, en ce temps où la plupart présument en savoir déjà assez sur Dieu, le Christ et l’Église. Cependant, la leçon de Mgr Aupetit est à retenir. Dans son sermon inaugural à Notre-Dame, s’il a invité à chercher le Christ sans se fixer sur son envoyé, c’est afin de démentir le proverbe chinois selon lequel, « quand le sage montre la lune, le sot contemple le doigt ».
Du recul et de la hauteur
Comment faire donc pour que les yeux se tournent dans la direction indiquée au lieu de se braquer sur le guide ? Celui-ci demeure indispensable. Mais sa mission n’est pas simplement de signaler la route à suivre pour arriver à destination. Elle est aussi de faire prendre conscience du chemin parcouru et encore à frayer. Car le Christ ne se trouve pas seulement au bout du voyage ni même à l’instant présent, mais est déjà — et depuis longtemps — actif dans le paysage, comme Créateur qui ne se désintéresse pas de son œuvre et s’y implique avec une liberté qu’il offre de partager et qui n’exerce aucune contrainte sans en esquiver aucune.
La situation singulière de l’archevêque de Paris l’invite à ne pas se contenter de gérer ses affaires ecclésiastiques et d’user de ses possibilités d’intervention dans tel ou tel débat public. Car il est de surcroît en position de prendre du recul et de la hauteur, d’approfondir les perspectives — non pas d’imposer sa personnalité, mais de proposer une vision où il s’avère que la foi ouvre l’intelligence et la sensibilité même de ceux qui doutent, voire nient. Bien entendu, un tel charisme, que la chaire de Notre-Dame peut faire éclore, est pratiquement indétectable à l’avance. On peut prier pour qu’il soit accordé au prochain archevêque de Paris.