Un coup de projecteur est jeté sur les horreurs systémiques que peuvent endurer d’infortunées personnes âgées pourtant « fortunées », dans certains Ehpad à but lucratif. Qu’en conclure ? On pourrait en rester au constat que le libéralisme débridé est incompatible avec la soif d’aimer et d’être aimé. La « main invisible du marché » ne saurait étancher pareille soif, c’est évident : l’amour échappe au marché. Mais ce drame vient surtout nous rappeler que nous ne pouvons pas déléguer à 100% aux institutions, qu’elles soient publiques ou privées, notre devoir de solidarité vis-à-vis des générations précédentes. Or, d’où vient le cruel manque de solidarité intergénérationnelle ? De l’individualisme généralisé.
Épidémie d’individualisme
Le sort de « nos » personnes âgées devenues dépendantes, qu’elles vivent à domicile ou en institutions, doit en effet d’abord être analysé dans le contexte des ravages de « l’épidémie d’individualisme » qui contamine désormais tous les étages de notre société, y compris celui des personnes âgées. L’individualisme nous coupe les uns des autres, nous rend indifférents vis-à-vis d’autrui, contribue à l’isolement dramatique de millions de Français, riches ou pauvres. L’éclatement des familles, la désaffection pour l’engagement, l’instabilité des couples, le recul du mariage font le lit de cet isolement ultime. Cet isolement qu’on peut nommer « mort sociale » explique lui-même largement la désespérance de bien des personnes âgées, leur taux élevé de suicide (deux fois plus que la moyenne nationale après 75 ans) et l’attrait croissant pour l’idée d’euthanasie.
L’autonomie absolue est une absolue illusion.
Constat paradoxal : alors que l’autonomie est censée prévenir l’isolement (car la dépendance isole), l’idolâtrie de l’autonomie — que génère l’individualisme — tend à nous isoler davantage. L’injonction généralisée à l’autonomie individualiste vient d’ailleurs entraver la capacité des personnes dépendantes à se sentir inconditionnellement parties prenantes de la société. Quel sens cette injonction d’être autonome donne-t-elle à la vie quand le « ce que je veux, quand je veux, comme je veux, avec qui je veux » subit une continuelle frustration dans les gestes les plus intimes du quotidien ? « Moi tout seul ! » est un mot d’ordre délétère.
Tous dépendants les uns des autres
Il ne s’agit pas de prétendre que nous devons renoncer à favoriser l’autonomie maximale de chaque personne, à tous les âges de la vie, et en particulier pour celles qui subissent les conséquences d’un handicap. Leurs accompagnateurs savent qu’il est toujours profitable — et possible — de susciter et d’écouter leurs désirs, de leur proposer des choix, de respecter leur capacité à faire des choses par elles-mêmes, qui ne seront jamais insignifiantes. C’est un travail exigeant, pour le « fort », de renoncer à la toute-puissance qui le conduit à vouloir décider pour le « faible », quitte à se croire autorisé à « faire son bonheur malgré lui ».
Mais c’est bien l’absolutisation de l’autonomie qu’il faut chasser. D’abord par simple bon sens : nous sommes tous vitalement dépendants les uns des autres, c’est-à-dire du reste de la société. Cela se voit davantage à un certain âge, quand il s’agit de se déplacer, de s’habiller, de se nourrir… Mais — à considérer honnêtement les choses — qui peut prétendre se déplacer, s’habiller, se nourrir seul, sans le concours du reste de l’humanité ? L’autonomie absolue est une absolue illusion. L’idolâtrie de l’autonomie fait surtout l’impasse sur le besoin le plus spécifique de tout être humain : aimer et être aimé. N’est-ce pas d’amour et d’eau fraîche dont manquent principalement nos personnes âgées ? L’eau fraîche, dont elles n’ont plus soif, on la leur propose régulièrement pour éviter la déshydratation. Soit. Mais qui leur donnera de l’amour ? Qui évitera le dessèchement de leur cœur ? L’amour ne s’achète pas. C’est l’eau de la vie.
La primauté de la relation
Trois primautés devraient donc être reconnues et « travaillées » pour remettre les choses à leur juste place : primauté de l’être sur l’avoir, de la relation sur l’activité, et de la tendresse sur l’autonomie. Ces primautés ne signifient pas mépris de l’avoir, de l’activité ou de l’autonomie, mais leur relativisation. L’être, la relation et la tendresse sont premiers. La campagne « Changeons nos regards pour changer sa vie » que vient de lancer Alliance VITA vient à point nommé pour inciter chacun à agir à sa hauteur, auprès de personnes âgées de sa connaissance. Les graves dysfonctionnements de certains Ehpad — qu’ils soient ou non à but lucratifs — sont les indices visibles d’un malaise plus profond. Bien sûr, il faut les « humaniser », lutter contre toute maltraitance en leur sein, assurer un minimum de présence médicale auprès de leurs résidents, renoncer à leur envoi trop systématique aux urgences etc., mais c’est notre individualisme qu’il faut enrayer. Aucun professionnel, même bien formé, ne pourra remplacer ce que les personnes âgées attendent de leurs proches.
Sept grandes peurs bien légitimes devant le vieillissement, la dépendance et la fin de vie ont été répertoriées par cette association dans le dépliant de sa campagne : se retrouver seul, perdre sa liberté, se sentir inutile, susciter du dégoût, être maltraité et trop souffrir. Ces peurs n’auront de réponse concrètes — elles existent ! — que dans l’amour durable. Il est l’affaire de tous. Ce n’est pas une idée, c’est une pratique. Il exige une présence, et de faire cadeau de son temps. Gratuitement.