L’histoire d’Isabelle Laurent est un des plus puissants témoignages de foi qu’il m’ait été donné de recueillir. Elle n’a pourtant ni la gouaille d’une prédicatrice, ni l’allure d’une mystique. Discrète, avenante, les yeux bleus et le regard profond, elle se définit simplement comme une "femme de foi", foi qui lui a été transmise toute petite et qu’elle nourrit quotidiennement par son engagement en couple dans la communauté franciscaine. Elle est aussi une femme d’écriture – elle est l’auteur de plusieurs ouvrages pour la jeunesse et de témoignages personnels – et mère de famille nombreuse. Une mère dont le cœur a été violemment et profondément meurtri, le lundi de Pentecôte 2019, lorsque des policiers lui annoncent le suicide de son fils Yann, alors âgé de 30 ans.
J’avais lu son livre, Maman tu pardonnes toujours, paru récemment chez Artège, préparé mes questions, mais je ne m’attendais pas à un tel bouleversement de ce qui est communément admis. Isabelle Laurent a une manière de concevoir l’amour, la justice et le pardon qui peut paraître déconcertante mais qui laisse entrevoir le ciel. Avec douceur et humilité, elle invite à l'amour inconditionnel, à l'image de celui que Dieu réserve à ses enfants. Elle a confiance en la justice divine et reconnaît les limites de la justice des hommes, nécessairement imparfaite. Enfin, elle témoigne que le pardon peut être intégral, donné aux justes comme aux criminels. Ce qui frappe, en l’écoutant, c’est la paix qui émane d’elle malgré des épreuves difficilement soutenables pour le cœur d’une mère. C’est la limpidité de sa pensée, en dépit des doutes et des nombreuses questions qui pourraient la terrasser. C’est aussi la certitude avec laquelle elle évoque l’amour infini de Dieu pour chacune de ses créatures, les innocentes comme les plus misérables.
Isabelle et Christian habitent non loin de Strasbourg et ont neuf enfants, âgés aujourd’hui de 15 à 30 ans, et sept petits-enfants. Ils ont donné naissance à six enfants, et en ont adopté trois, dont Yann et Raphaël, deux frères nés aux Philippines. Yann était celui qui veillait attentivement sur son petit frère, celui qui souriait tout le temps et mettait de la joie partout où il passait, celui qui avait une soif spirituelle intense. Plus tard, c’était celui qui avait une forte ambition professionnelle, celui qui s’habillait avec élégance, celui qui contractait des dettes pour ses amis fauchés. Un matin de juin 2019, la police annonce à Isabelle et Christian le suicide de Yann, dans un cinéma parisien, dont les circonstances demeurent troubles. En proie à une intolérable souffrance, Isabelle se mure d’abord dans l’incompréhension, le déni, et part à la recherche de la vérité. Un chemin qui la conduit à une découverte non moins tragique, celle d’abus commis sur son fils lorsqu’il était pensionnaire d’un petit séminaire dans les Vosges, au collège et au lycée. Colère et culpabilité l’étreignent. Cependant, quelques années après, Isabelle témoigne qu’un chemin de pardon et de guérison est possible.
Aleteia : En 1993, vous aviez déjà trois filles, et cette certitude inébranlable qu’un autre enfant vous attendait quelque part. Comment avez-vous ressenti cette vocation à l’adoption ?
Isabelle Laurent : C’est une certitude que nous avons eue mon mari et moi au même moment. Nous étions en voyage en Grèce, nous avions sept ans de mariage et avions l’impression d’avoir un peu tout : des enfants, une maison… En se promenant dans une rue, nous sommes tombés face à une icône de la Vierge Marie avec l’Enfant Jésus. En voyant cet enfant, j’ai immédiatement pensé à l’adoption. Ça m’est tombé dessus d'un coup. Et mon mari a vécu la même chose au même moment. Cela a transformé la suite de notre vie. Etant donné la manière dont cette certitude s’était imposée à nous, il était évident qu’un enfant nous attendait quelque part.
En 2019, vous vivez l’innommable, et pourtant vous avez trouvé la paix. Cela semble impossible. Comment avez-vous pu surmonter toute cette souffrance ?
Franchement, je ne savais pas comment on allait s’en sortir. Mais nous sommes conduits. Nous avons reçu des grâces spéciales. Une grâce de douceur notamment. La mort de Yann a été d’une violence extrême, horrible, mais Dieu adoucit les choses. Cette expérience est nouvelle pour moi. Je n’avais jamais vécu une aussi grande douceur, douceur de Dieu qui se fait présent, douceur de Marie qui nous accompagne sur notre chemin. C’est difficilement compréhensible de l’extérieur. Les gens voient un mauvais film mais ils ne voient pas les grâces que l’on reçoit à ce moment-là pour traverser les événements.
Je suis apaisée à l’idée de savoir que Yann est auprès de Celui qu’il a cherché toute sa vie.
A chaque trou dans lequel je tombais, une grâce m’était donnée, qui ne dépendait pas de moi. Une de mes plus grandes souffrances a été la culpabilité : de n’avoir pas vu, de n’avoir pas pu faire quelque chose pour Yann, de n’avoir pas été là au moment où il le fallait… Il m’a alors été donné cette parole de l’Evangile : "Le Seigneur vous a pardonnés : faites de même" (Col 3, 13). Cela m’a conduit à ne pas être si dure envers moi-même. Une autre fois, mes yeux se sont posés sur une statue de la Vierge, en plâtre. A ce moment-là, j’ai eu la certitude que Yann n’avait pas été seul au moment de sa mort - Marie était à ses côtés - et que cela avait été, pour lui qui était un grand chercheur de Dieu, le moment de la découverte et de la rencontre avec le Christ. Oui je suis apaisée à l’idée de savoir que Yann est auprès de Celui qu’il a cherché toute sa vie, et qu’il l’a trouvé.
Le récent rapport de la Ciase sur les abus commis au sein de l’Eglise a sans doute ravivé des blessures. Comment avez-vous réagi ?
Pour moi, la réalité est tellement affreuse que la priorité n’est pas de savoir qui est coupable, qui ne l’est pas, ce qu’il faut faire… mais c’est de mettre la lumière. Et la lumière, c’est Jésus. Et Jésus, c’est la Parole et sa Parole, c’est de pardonner. Ce n’est que lorsqu’on pardonne que des conversions peuvent advenir. L’histoire de saint François l’illustre bien. Il voulait reconstruire son église et a acheté des pierres à un prix exorbitant à un prêtre. Il n’a rien dit et a payé le prix demandé. Plus tard, le prêtre a regretté de l’avoir volé, est revenu vers saint François, lui a rendu l’argent et offert les pierres. C’est en allant à Lisieux que j’ai compris le message de sainte Thérèse, elle qui priait pour les prêtres et pour les criminels. Elle m’invitait à emprunter un chemin de pardon qui implique la prière pour la conversion des pécheurs et des criminels. Bien sûr, cela n’empêche pas la justice humaine de continuer à se battre pour protéger les futures victimes, et c’est un devoir de le faire, mais je peux témoigner de ce que le pardon apporte au monde. Le pardon libère, à la fois la victime, mais aussi le criminel, car alors son chemin de conversion peut commencer.
Renoncer à la justice des hommes peut aussi être un acte d’abandon qui permet à la puissance divine d’agir.
On nous a incités à l’époque à témoigner dans le cadre de la Ciase. Mais ce n’était pas notre chemin. Nous savions par le frère de Yann qu’il avait été abusé dans cette école mais nous ne savions pas par qui. Accuser un prêtre à tort était ma hantise. Combien de fois me suis-je remémorée cette parole de l’Évangile : "Ne jugez pas" ! En revanche, Dieu, lui, sait. Si on lui donne notre confiance, Dieu va pouvoir accomplir une autre justice. Une justice divine, ajustée, qui découle de son amour inconditionnel. Renoncer à la justice des hommes peut aussi être un acte d’abandon qui ouvre au ciel et permet à la puissance divine d’agir. Dieu se sert de notre histoire, mais ce combat n’est pas le nôtre, il nous dépasse.
Vous évoquez plusieurs pardons à donner. Deux ans et demi après, avez-vous réussi à pardonner ?
D’abord, on ne peut pas pardonner si on n’a pas vécu la haine, la colère… Ce sont comme des passages obligés pour pouvoir pardonner. Avec cet immense sentiment de culpabilité qui m’a submergée, j’ai d'abord dû apprendre à me pardonner à moi-même. J’en voulais aussi à Yann : j’aurais aimé qu’il me parle ! Pourquoi n’a-t-il pas osé ? J’en voulais à mon mari : n’était-ce pas son rôle de père de veiller sur lui ? Bref j’en voulais à la terre entière. Sauf à Dieu. Parce que je sais qu’il est amour inconditionnel et que tout a un sens. Je sais que tout concourt au bien mais qu’on ne le comprend pas à vue d’homme.
Avez-vous pardonné à l'agresseur de Yann ?
Une expérience vécue quand les enfants étaient grands adolescents a préparé mon cœur à toujours pardonner, à tous. Car nul ne peut connaître le véritable trésor d’une âme. Et le billet retrouvé où Yann m’avait écrit : "Maman, tu m’aides, parce que toi, tu pardonnes toujours", rédigé à l’époque où il était abusé, me guide tous les jours. Victimes et bourreaux, tous sont enfants de Dieu. Du point de vue de Dieu, tous sont pardonnables, tout comme une mère pardonne à ses enfants de manière inconditionnelle. En tant que mère, on comprend vraiment quelque chose de cet amour inconditionnel de Dieu. Dieu connaît le cœur de chacun, ainsi que les circonstances qui font basculer d’un côté ou de l’autre.
Le pardon est le seul acte capable de rendre le monde meilleur.
Aujourd’hui je comprends le message "pardonnez". Yann me demande de pardonner tout simplement parce que seul le pardon sauve. J’ai pardonné, parce que je le veux. J'ai ce grand désir de pardon dans le cœur, et Dieu s’occupe du reste. Certes le pardon ne se donne pas du jour au lendemain, et il n’est jamais complètement acté. Tout est toujours à recommencer. Mais je ne veux plus jamais oublier que le pardon est le seul acte capable de rendre le monde meilleur et de lui permettre d’avancer.
Maman tu pardonnes toujours, Isabelle Laurent, Artège, janvier 2022, 16,90 euros.