En observant les tableaux qui mettent en scène Jean l’évangéliste, fêté par l'Eglise ce 27 décembre, je ne peux m’empêcher de penser à cet aphorisme de Cioran : "Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie." En transposant un peu, il est incroyable que la perspective d’être représenté en peinture dans des églises n’ait dégoûté personne de devenir saint. Sous prétexte qu’il était probablement le plus jeune parmi les Douze, Jean est peint avec des traits androgynes voire franchement féminins. Sous prétexte qu’il a plus que tout autre insisté sur l’amour, Jean est peint d’une manière platement sentimentale et dégoulinante. Sous prétexte que son évangile est le plus mystique et le plus théologique, Jean est représenté dans son grand-âge comme un vieillard au regard halluciné de prophète en délire. Enfin, sacrilège ultime, l’instant magnifique où Jean pose sa tête sur la poitrine de Jésus lors du dernier repas est monstrueusement déformé en extase sensuelle qui en révèle davantage sur les fantasmes troubles des peintres que sur la profondeur de leur vie spirituelle.
Un saint mal compris
Il est vrai que l’écriture et les thèmes de prédilection de Jean prête facilement à la caricature, au détournement, jusqu’à l’hérésie. Parce que Jean a un sens suraigu de la profondeur inouïe du péché, qu’il met volontiers en fort contraste avec la pureté infinie de l’amour divin, on a voulu voir en lui un précurseur du manichéisme. Mais Jean ne place pas du tout sur un plan d’égalité la puissance de Dieu et le péché introduit dans le monde par Satan. Lorsqu’il semble mettre à part les chrétiens des pécheurs, c’est parce qu’il sait combien la vie divine et le péché s’excluent mutuellement, mais il sait aussi que la vie divine et le péché gouvernent successivement le cœur de tous les chrétiens, même les meilleurs.
Jean ne croit pas du tout qu’en Jésus la nature divine ait absorbé la nature humaine au point de la marginaliser. Au contraire, il insiste sur l’humanité tangible de Jésus
Parce que Jean a écrit le Prologue où le Verbe apparaît en majesté dès avant la création du monde, parce qu’il dépeint un Jésus terrestre déjà glorieux, parce qu’il décrit un Jésus souverain et maître des événements jusque dans sa Passion et sa mort sur la Croix, on a voulu voir en lui un précurseur du docétisme. Mais Jean ne croit pas du tout qu’en Jésus la nature divine ait absorbé la nature humaine au point de la marginaliser. Au contraire, il insiste sur l’humanité tangible de Jésus : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons » (1 Jn 1, 1-2). C’est le début de sa première épître, mais ça pourrait être la formule qui résume toute son œuvre, qui nous révèle le mystère du Verbe incarné.
Deux conseils en héritage
Parce que Jean place l’amour au-dessus de tout, comme éclipsant et relativisant tout le reste, on a voulu créer à toutes les époques jusqu’à aujourd’hui des communautés johanniques et pneumatiques où celui qui parviendrait à un certain degré d’amour mystique s’affranchirait par là même des lois communes de la morale et de la vie ordinaire. Mais Jean tient toujours ensemble l’amour et la vérité, avec une extrême rigueur, ce qui interdit de lui attribuer la paternité de conceptions aussi déviantes de la vie chrétienne.
On peut regretter que l’œuvre de saint Jean ait fait naître si souvent et en si grand nombre des interprétations déviantes. Mais on pourrait en dire autant de la vie de Jésus lui-même.
Ce n’est pas anodin si Jean s’efface devant Pierre lors de la course au tombeau : l’amour véritable reconnaît l’autorité et la loi. Saint Jean n’est pas la Carmen de Bizet, et sa doctrine de l’amour non seulement connaît des lois, mais les exige pour pouvoir être réalisée en perfection. Du reste, avec Jean, si l’amour fraternel vérifie l’amour de Dieu, c’est précisément pour que le désir mystique demeure fermement enraciné dans le réel.
On peut regretter que l’œuvre de saint Jean ait fait naître si souvent et en si grand nombre des interprétations déviantes. Mais on pourrait en dire autant de la vie de Jésus lui-même. C’est la rançon de la gloire… En réalité, les peintres qui ont représenté saint Jean ont peut-être raison sur un point : les deux scènes les plus importantes sont le dernier repas du Christ et la Croix. Celui qui ne pose pas avec saint Jean sa tête sur la poitrine de Jésus pour entendre battre son cœur sacré et unir son propre cœur au sien ne peut rien comprendre, ni de Jean, ni de Jésus. Celui qui à l’invitation du Christ en Croix et à l’exemple de saint Jean ne prend pas Marie chez lui ne peut rien comprendre, ni de Jean, ni de Jésus. Reposer sur le cœur de Jésus, prendre Marie chez soi : ne serait-ce que pour laisser ces deux conseils en héritage, et quitte à être mal compris parfois, cela vaut sans doute la peine d’être saint, et d’être peint.