Les drames migratoires qui se déroulent dans la Manche remettent dans l’espace public les accords du Touquet, conclus entre la France et le Royaume-Uni il y a vingt ans. Pour les comprendre, il faut donc revenir à la genèse de ces accords.
En 1999, le Pas-de-Calais reçoit l’afflux des migrants venus du Kosovo et désirant passer au Royaume-Uni. Afin de répondre à l’urgence humanitaire et éviter que ces populations n’errent dans les rues, le gouvernement de Lionel Jospin crée un camp d’accueil à Sangatte, chargé d’accueillir, héberger et soigner ces migrants. Le camp est très rapidement plein, engendrant des tensions avec les populations locales et entre migrants et passeurs. Le centre de Sangatte est fermé en 2002. Pour répondre à la question migratoire et régler le sujet de la frontière entre les deux pays, les accords du Touquet sont signés en février 2003.
Ces accords prévoient que le point de passage de la France vers le Royaume-Uni est fixé à Calais, et non plus à Douvres, et que des policiers français et anglais puissent intervenir sur le sol de l’autre pays. Les personnes voulant se rendre en Angleterre sont ainsi contrôlées en France par des policiers britanniques et celles qui souhaitent se rendre en France sont contrôlées en Angleterre par des policiers français. Raison pour laquelle la police française effectue des contrôles à la gare de Saint-Pancras à Londres et la police britannique à la gare du Nord à Paris. En vertu de ces accords, la France ne peut pas laisser des personnes traverser la Manche et doit les retenir sur son territoire. Les personnes qui souhaitent se rendre en Angleterre, mais qui n’obtiennent pas les papiers nécessaires pour cela, sont donc contraintes de rester en France. Cela explique en partie le développement de la « jungle de Calais » et les tentatives parfois désespérées pour traverser la Manche.
Il ne s’agit plus, sauf exception, de personnes individuelles fuyant les guerres ou de réfugiés politiques cherchant l’asile, mais de masses humaines orientées ou manipulées par des organisations bien peu
Les accords du Touquet ont été complétés et amendés au cours des dernières années. La France a notamment augmenté la surveillance de la frontière en échange d’une compensation financière fournie par le Royaume-Uni. En somme, Londres paie Paris pour garder sa frontière. Face à l’afflux constant des personnes depuis 2015, les accords apparaissent sous-dimensionnés et ne sont plus en mesure de répondre aux défis migratoires.
Des migrations qui ne sont pas spontanées
Les vagues migratoires que l’Europe subit depuis les années 2010 ne sont pas spontanées. Elles sont créées, amplifiées ou manipulées par des États et des groupes mafieux pour qui le migrant est soit une arme soit une source de revenus. La cause de la migration a donc changé de nature. Il ne s’agit plus, sauf exception, de personnes individuelles fuyant les guerres ou de réfugiés politiques cherchant l’asile, mais de masses humaines orientées ou manipulées par des organisations bien peu soucieuses du sort de ces individus.
Plusieurs États jouent ainsi la carte migratoire comme arme de déstabilisation et d’intimidation. La Turquie l’a pratiquée au cours des années 2015-2016, contrôlant la densité des flux contre des promesses d’assouplissements politiques de la part de l’Europe. La Biélorussie se livre à ce jeu depuis plusieurs mois, facilitant la venue de migrants sur son sol, pour ensuite les envoyer en Pologne. Les réseaux mafieux ne sont pas en reste. Les premiers à opérer cette pratique ont été les réseaux kosovars, le Kosovo étant l’une des principales plaques tournantes du crime organisé en Europe. Si l’Angleterre représente un espoir pour beaucoup de migrants, c’est aussi une manne pour les systèmes mafieux. Prostitution, ventes d’organes, travail à bas coûts font du migrant une donnée recherchée. La connexion opérée entre les mafias italiennes et les groupes nigérians sont aujourd'hui redoutables. Les mafias nigérianes sont fortement implantées dans le sud de l’Italie et au Royaume-Uni, du fait des liens historiques entre les deux pays. Le trafic de migrants représente de nombreux avantages pour elles : il est lucratif, fiable, peu risqué. Pour les mafias, il est donc plus intéressant que le trafic de drogue ou le trafic d’armes.
De nombreux rapports d’Interpol étudient les trafics d’organes, de drogue et la prostitution liés à ces trafics, tous très lucratifs pour les organisations criminelles.
Les mafias nigérianes sont en train d’opérer un véritable assaut sur l’Europe, luttant contre les mafias albanaises, pourtant réputées pour leur cruauté, pour prendre le contrôle du trafic de migrants par la Manche. Les mafias représentent une dimension invisible et sous-estimée des sociétés européennes, mais elles n’en sont pas moins de plus en plus présentes et actives.
La main de la mafia
Ce qui se joue désormais dans le Pas-de-Calais n’a donc plus grand-chose à voir avec ce qui se passait à l’orée des années 2000. Il s’agit d’une lutte menée par des réseaux mafieux pour contrôler des trafics et prendre la main sur la manne financière que cela représente. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), « le trafic de migrants a lieu dans toutes les régions du monde et a généré un revenu de 7 milliards de dollars pour les trafiquants, équivalant à ce que les États-Unis ou les pays de l'Union européenne ont dépensé en aide humanitaire mondiale en 2016 ». Ce gain n’est qu’une estimation, une fourchette basse de ce que rapporte réellement le trafic de migrants. De nombreux rapports d’Interpol étudient les trafics d’organes, de drogue et la prostitution liés à ces trafics, tous très lucratifs pour les organisations criminelles. Du port de Lagos à celui de Tripoli, des quartiers de la gare de Naples à l’entrée du tunnel sous la Manche, les organisations criminelles sont en train d’étendre une toile de plus en plus serrée. Parfois alliées, souvent rivales, elles savent s’adapter aux restrictions et contrôles opérés par les forces de police.
Le problème de la Manche ne pourra donc pas se régler uniquement entre la France et le Royaume-Uni. C’est un problème européen, qui prend racine au Moyen-Orient et en Afrique de l’ouest. Il est donc nécessaire de régler cela par des accords européens d’une part et par une meilleure organisation des forces de police et des groupes antimafias d’autre part.