S’il était mort cette année-là, en 1914, je ne serais pas là. S’il était mort « aux Éparges », ce médecin lieutenant du 2e Bataillon du Régiment d’élite, dans ce « lieu — selon ses mots — qui résonne le plus tragiquement aux oreilles de ceux de notre génération », sa fille, ne serait pas née en 1919, ni la fille de la fille de sa fille qui écrit ces quelques lignes, une polaire sur les épaules, en ce mois de novembre 2021. Cette semaine, nous faisons mémoire. Le 11 novembre. Cette date marquée depuis plus d’un siècle au rouge du sang de tant de morts dans nos calendriers.
Un texte poignant
L’an dernier, à la même période qui suit la Toussaint, l’envie de mieux connaître l’histoire de ma famille m’a rejoint. Par chance, nous avons beaucoup d’archives, lettres, livres, poésies… C’est alors que j’ai lu pour la première fois mon arrière-grand-père, le docteur Henri Raymondaud. Poilu parmi les Poilus, envoyé en enfer, dans ces durs combats où il vit mourir tant de ses amis. À l’occasion du cinquantenaire de la Victoire de la Marne, en 1964, il fut invité à prononcer un discours. Un texte poignant, dont l’encre par endroit, s’est effacée avec le temps. Sous sa plume, on revit l’horreur des tranchées, la peur, la boue, les obus, les poux, les morts, les blessés mais aussi de vibrants hommages au courage de nombre de ses compagnons d’infortune. La fin de son texte ne peut laisser indifférent. Cet humble médecin a souhaité léguer à la postérité « un secret ». Un héritage qui traverse les âges.
« Notre grand secret »
« Cinquante ans ont passé ! Et nous voici ici réunis aujourd’hui, derniers survivants de la “génération sacrifiée”, “revenants de la sanglante épopée” de moins en moins nombreux. Bientôt… nous aurons disparu, mais quant à notre tour nous entrerons “chez Dieu” nous y emporterons, en guise de “panache”, notre grand “secret”… Ce secret… ? C’est toutes les souffrances, toutes les privations, toutes les douleurs, toute la misère que nous avons supportées ensemble. Notre secret, c’est toutes les scènes effroyables, c’est tous les spectacles tragiques auxquels nous avons assisté, auxquels nous avons été mêlés ensemble, à la fois témoins et acteurs. Notre secret… c’est toutes ces épreuves que nous avons traversées ensemble ; l’épreuve, comme l’a dit Montaigne, “est la fournaise où se recuit l’âme”.
« Notre secret ? C’est encore cette marque profonde indélébile que nous portons en nous, burinée par la bataille et la vie de guerre. Notre secret ? C’est notre fidélité au souvenir de tous nos morts, de tous nos camarades restés là-bas ; notre fierté aussi de notre passé, de ce moment sans tâche de notre existence commune où nous avons essayé d’être des “exemples” et où nous avons tenté de prouver que “la Patrie, l’Honneur et le Devoir” ne sont pas de vains mots.
Cette solide amitié d’hommes
« Notre secret ? C’est que nous avons ensemble connu la vie par son côté le plus dur. Notre secret ? C’est que parmi nous, qu’on a quelquefois alors comparé à des “saints” et qui n’étions que les pauvres moines de ces “couvents nomades” que composait “la piétaille”, parmi nous, dis-je, régnait la bonté, la charité, l’amitié, cette “solide amitié d’hommes” qui nous réunit une fois de plus aujourd’hui, en ce moment même. Notre secret, pour tout dire, c’est notre fraternité ».