On reconnaît que le but de l’éducation se trouve atteint lorsque l’enfant est devenu un adulte en capacité de faire pleinement usage de sa liberté. Il semble même que le consensus règne en la matière. Les parents souhaitent rendre leurs fils et filles plus autonomes, les professeurs espèrent que leurs élèves pourront exercer le métier de leur choix, les éducateurs sportifs travaillent à former des jeunes qui aillent au bout de leur potentiel, et les enfants eux-mêmes réclament davantage d’indépendance… Mais c’est précisément sur ce point que se révèle l’immense paradoxe de l’éducation, et que s’expliquent nos difficultés, avouons-le, à élever ceux qui nous sont confiés.
En effet, l’éducation suppose que l’on fixe un cap, que l’on conduise et accompagne ; elle suppose que l’on soutienne par des règles, que l’on fixe des limites, à la manière dont on pose des tuteurs le long de certaines plantes pour guider leur croissance vers le soleil. Donc on commence, semble-t-il, par attendre de l’enfant, de l’élève, de l’adolescent, qu’il renonce à sa liberté… pour pouvoir mieux le « forcer à être libre ». Un jour. Quand il sera grand, et là il nous dira merci. Mais l’enfant, l’ado en question nous fait vite savoir qu’il n’a pas la même conception que nous de la liberté !
Voilà pourquoi l’éducation est une expérience aussi décapante et pourquoi elle relève si souvent du combat : on n’inculque pas l’autonomie ou le sens de la responsabilité, comme on inculquerait à quelqu’un les rudiments de l’art culinaire, du solfège ou de la physique quantique, mais on part d’une liberté déjà existante au cœur de chacun, de chaque enfant, ce qui explique les résistances et les conflits. C’est bien la raison pour laquelle l’éducation n’est pas de l’élevage : les belles méthodes qui marchent avec l’un ne fonctionnent plus aussi bien avec le suivant.
C’est le mystère de la liberté humaine, tout à la fois fragile et inviolable, déjà là mais toujours en devenir, qu’il s’agit de respecter et de faire grandir.
Ainsi, tous les jours, notre cœur de parent, de professeur, d’éducateur, doit résonner de cette petite musique : se réjouir de ce que la capacité que nous cherchons à faire grandir soit déjà présente à l’intime de chaque enfant, marque de sa ressemblance avec Dieu, lieu de sa dignité de personne. Ne déplorons pas les résistances et les conflits, mais sachons y voir le mystère même qui règne dans le cœur des petits et des grands. C’est le mystère de la liberté humaine, tout à la fois fragile et inviolable, déjà là mais toujours en devenir, qu’il s’agit de respecter et de faire grandir.
Concrètement cela veut dire : remercier pour un service rendu, même s’il était écrit sur le fameux tableau des tours de service affiché sur le frigidaire. Remercier pour la douche prise sans bloquer la salle de bains pendant deux heures et demi, complimenter sur les chaussures qui ne sont pas restées traîner dans l’entrée même si autour c’est quand même un peu le bazar, encourager à continuer. À chaque fois que l’on remercie, que l’on félicite, que l’on encourage, on diffuse le message suivant : tu as le choix, tu aurais pu faire autrement, et tu as préféré ce qui fait du bien. On pointe de façon positive l’expérience même de la liberté : être capable de donner le meilleur de soi-même.
C’est ainsi, l’éducation est un combat, mais ce n’est pas un combat contre ceux qui nous sont confiés, c’est un combat avec eux, car donner le meilleur de soi-même est toujours une conquête. Et cette conquête est l’affaire de toute une vie.