Que reste-t-il à dire sur le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) présidée par M. Jean-Marc Sauvé ? De l’accablement à l’indignation, de la honte à la colère, des dénonciations d’aveuglements aux tentatives de relativisation, de l’acceptation de culpabilité institutionnelle et collective à la reconnaissance du devoir de pénitence, de réparations et de prévention, que n'a-t'on pas entendu ? Peut-être trois réflexions, que voici.
Remarquons d’abord que ce qui est nouveau et secoue si rudement, ce n’est pas l’existence d’abus sexuels, mais la prise de conscience de la gravité et de l’ampleur de ce fléau dans l’Église (et ailleurs). De telles abominations n’ont, hélas, pas commencé en 1950 — date extrême à laquelle pouvait remonter la commission Sauvé. C’est simplement qu’il n’y a pratiquement pas de témoignages ni de documents sur les crimes de ce genre qui ont sans nul doute été commis antérieurement et sont littéralement innombrables. Qu’il soit impossible de les recenser et de dresser des statistiques n’autorise pas à les oublier dans l’interminable liste des inhumanités dont l’homme est capable et qu’il serait indécent de hiérarchiser en fonction du degré de révulsion qu’elles inspirent.
Le bilan dévastateur dressé par ce rapport invite à ne pas esquiver les questions sur la sexualité que soulèvent tous ces débordements.
Si nous découvrons tout cela aujourd’hui, c’est parce que des victimes prennent la parole. Elles y sont assurément poussées par les traumatismes qu’elles ont subis. Mais c’est notre culture désormais qui leur en donne les moyens, avec la liberté d’expression individuelle et ses amplifications médiatiques, le besoin de transparence, des évaluations quantitatives, la réprobation des camouflages et du mensonge, l’empathie pour ceux qui souffrent, aussi bien moralement que physiquement… Il faut voir là un progrès : des avancées du savoir et de la communication qui libèrent et responsabilisent même si elles déstabilisent. De ce point de vue, il faut savoir gré aux plaignants et enquêteurs grâce auxquels le scandale éclate : ils n’en sont pas les fauteurs, mais des témoins qui empêchent qu’on en reste passivement complice par ignorance ou indifférence.
En second lieu, le bilan dévastateur dressé par ce rapport invite à ne pas esquiver les questions sur la sexualité que soulèvent tous ces débordements. L’opinion commune est à l’heure actuelle que, sur ce terrain, les pulsions sont naturelles, légitimes et d’ailleurs irrésistibles. Si bien qu’y céder serait normal, pour ne pas dire innocent, au point que la satisfaction du désir serait un droit et que sa frustration serait malsaine. Or les affaires de viol et de pédophilie infligent un démenti cinglant à la théorie selon laquelle l’activité sexuelle, quelle qu’elle soit et puisqu’elle est d’ordre privé, serait essentiellement ludique et sans conséquences pour les intéressé(e)s, pour leur entourage et même pour la société tout entière.
Le sexe n’est pas un champ isolable ni neutre. La réalité des mœurs reflétée dans l’actualité médiatisée refaçonne perpétuellement les principes de la morale. Mais la littérature, les arts, la psychanalyse montrent que, dans les rapports sexuels, se mêlent et s’affrontent la vie et la mort, le sublime et le sordide, l’altruisme fécond et l’égoïsme aussi suicidaire que meurtrier. Empêcher les prédateurs de nuire est évidemment nécessaire. Il l’est peut-être encore plus d’enseigner urbi et orbi qu’en ce domaine, le contrôle des pulsions requiert le respect de l’autre et lui permet de se donner librement au lieu de n’être qu’une proie. C’est ce qui assure la dignité de la personne humaine et donne à la relation une portée bien au-delà du moment et des individus directement impliqués.
Les instincts ou appétits dits charnels peuvent pousser à se comporter de façon aberrante par rapport à ce que l’on est le reste du temps. À la lecture du rapport de la Ciase, on reste confondu devant le véritable dédoublement de personnalité de ces prêtres qui ont abusé de jeunes ou d’adultes et qui étaient par ailleurs des pasteurs appréciés, si ce n’est admirés. On répugne à faire d’eux des cas pathologiques, parce qu’il semble qu’aucune thérapie n’aurait pu ou ne pourrait les guérir, tandis qu’ils s’avèrent incapables de tenir leurs engagements — peut-être sincères devant leur confesseur ou leurs supérieurs — à ne pas récidiver. Il ne reste alors qu’à les traiter comme des criminels.
Peut-on maudire la mère quand certains de ses fils désavouent par leur inconduite l’éducation qu’ils ont reçue d’elle et qu’elle continue de dispenser ?
Mais la peur du gendarme et de la prison peut-elle éliminer le fléau ? Une vigilance accrue suffira-t-elle dans les communautés chrétiennes et partout où l’autorité risque de conférer au moins provisoirement l’impunité aux éducateurs ? Il est permis d’en douter, car ces monstruosités n’obéissent pas à la logique commune. Un complément à ces mesures qui permettrait d’améliorer la résistance aussi bien des agresseurs potentiels aux tentations que des victimes à leur portée, ce pourrait être la prise de conscience que les pulsions ne donnent aucun droit mais que la chasteté en est un, que l’activité sexuelle met trop en jeu pour qu’on la banalise et qu’elle ne saurait être l’occasion ni de domination ni de soumission. Autrement dit, le défi a une dimension culturelle et pas seulement institutionnelle ou pénale.
Il faut enfin s’étonner que, dans l’affaire, le catholicisme fasse figure de principal et ultime coupable, y compris aux yeux des croyants. Mais lui aussi est victime de trahisons : de la part des clercs qui ont renié leurs vœux et des supérieurs qui ont méconnu la gravité et de ces ignominies et des blessures qu’elles infligeaient. L’Église n’est pas seulement sa hiérarchie ; c’est tous les baptisés. Peut-on maudire la mère quand certains de ses fils désavouent par leur inconduite l’éducation qu’ils ont reçue d’elle et qu’elle continue de dispenser ?
Y a-t-il lieu de remettre en question cet enseignement, notamment en ce qui concerne la mission et le rôle du clergé ? D’aucuns estiment qu’il est temps de dépasser la vision attribuée au concile de Trente et à l’école française de spiritualité du XVIIe siècle, accusés d’attribuer au prêtre des pouvoirs exorbitants en tant que représentant personnel du Christ, gouvernant tout alors qu’il n’est indispensable que pour l’administration des sacrements, tandis que des laïcs (hommes et femmes) peuvent fort bien prendre en charge tout le reste…
C’est ce débat qui risque d’occuper l’actualité intra-ecclésiale et d’engloutir dans ses clapotis l’écume des remous provoqués par le rapport de la Ciase. Le problème n’est pas de savoir s’il faut préparer Vatican III parce que Vatican II serait resté trop clérical, mais si Jésus suivait ses disciples où ils décidaient d’aller et s’évertuait à répondre à leurs attentes. Il est déjà permis de trouver l’inverse dans l’Évangile et d’en conclure que chaque communauté chrétienne a le besoin vital d’un pasteur qu’elle ne se donne pas, qui n’est qu’un homme, mais qui lui est envoyé par un successeur de ceux auxquels le Christ a confié de rassembler son peuple dans le monde entier jusqu’à son retour à la fin des temps.