Il a les phrases courtes, comme ceux qui savent que la vie ne tient qu’à un fil. Pas le temps de se perdre dans des digressions sans fin ou des discours un peu cuistres. Il a de la culture, et même de l’humour, mais il n’a tout simplement pas de temps à perdre. Non qu’il soit sur le point de signer quelque contrat mirobolant ou de conclure une négociation complexe. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas mis les pieds dans un bureau, bien longtemps aussi qu’il n’a pas tapoté nerveusement le clavier d’un ordinateur. Depuis dix ans qu’il vit dans la rue, il sait que même si le soleil se lève chaque matin et disparaît dans la nuit, chaque minute est précieuse. Il le sait jusqu’à l’ivresse de la bouteille amante et traîtresse. Il le sait tant il est resté, assis sur un bout de trottoir, à regarder ceux qui ne le regardent pas, à écouter ceux qui ne l’écoutent pas, à quémander à ceux qui ne savent plus mendier.
Il dit : "Il faut aimer les autres" et il ajoute "sans oublier les gars qui sont à la rue". Il regarde fixement le tabernacle, comme s’il s’adressait à la Présence que la lumière indique et que le coffre ne suffira jamais à enfermer : "Je veux faire de mon mieux pour aimer les autres." Il se souvient qu’il fut d’abord un enfant d’une famille "respectable" comme on dit pour désigner ceux qui ne manquent pas. Il y a été scout : à l’évocation de ce souvenir il sourit, magnifique : "Et même chef !" Et les mots qu’il prie ressemblent fort à cette Promesse qu’il a jadis prononcée : "De mon mieux." Le voici qui sort de l’église, emporté par les tourbillons de pluie et par le soir qui vient. Il disparaît dans la ville, portant la lumière devant laquelle il se confiait quelques instants plus tôt.
Dans les jours qui viennent, on nous annonce de partout des bourrasques violentes et de grandes désillusions : le rapport de la Ciase qui paraît cette semaine est réputé particulièrement terrible. Comme s’il fallait compter le nombre de crimes et relever la liste des complices silencieux et lâches pour se convaincre de l’atrocité, alors qu’un seul de ces crimes, un seul de ces complices suffit à lui seul à couvrir de honte et de tristesse l’Église tout entière.
L’incompréhensible tient, non dans le fait que des criminels commettent des crimes, mais que des hommes et des femmes prêchant l’Évangile n’aient pas eu le cœur broyé en entendant dès le premier jour le premier récit de la première victime. Et que la sauvegarde d’une institution ait plus de prix à leurs yeux que le salut d’un seul de ces petits. Oui, c’est cela qui est le plus incompréhensible, c’est que le cœur d’un pauvre puisse s’attendrir devant le sort des autres pauvres avant de se préoccuper de lui-même. Tandis que le cœur de ceux qui possèdent soit à ce point préoccupé de soi, qu’il devient inapte à penser à autrui autrement qu’en fonction de son propre bien…
Un rapport, quelle que soit la qualité de ceux qui en sont l’auteur — et tous reconnaissent en l’occurrence la valeur de ceux-ci — ne sert à rien s’il n’est suivi d’effets. Et il n’est pas pensable qu’on puisse se satisfaire de quelques paroles ou gestes pieux. Il y a une réflexion profonde à mener par l’ensemble de l’Église, et la conversion synodale à laquelle nous sommes appelés en est sans doute le chemin, pour repenser ce que d’aucuns appellent dans le "monde" la gouvernance. Et que les maltraitances d’hier et d’aujourd’hui provoquent dans les cœurs de ceux qui veulent être disciples de Jésus, et non "maîtres et seigneurs", une créativité inspirée par l’Esprit.
Afin que la prière de cet homme errant dans la nuit, sous la pluie, puisse raviver en nos communautés et en chacun de nous, non le désir de « sauver les murs », mais d’ouvrir encore davantage nos intelligences et nos cœurs à porter la Lumière au milieu des tristesses et des désenchantements d’une humanité assoiffée de sens, de justice et d’amour.