Il n’est pas rare que l’on entende dénoncer le caractère systémique des discriminations, qu’il s’agisse du racisme, du sexisme ou de toute autre forme condamnable de rejet et d’ostracisme. On veut alors montrer que le comportement en question est devenu structurel, institutionnel autant que collectif, et qu’il imprègne les mentalités au point de devenir habituel et inconscient. Ces accusations ne sont pas à lancer à la légère, d’une part parce que le réel est plus subtil que nos modélisations, mais également pour une raison plus pratique : l’argument peut se révéler contre-productif. En effet, il risque de produire un sentiment de dissolution des responsabilités. Cela commence par un report de l’imputation : « Ce n’est pas moi qui suis coupable, c’est la culture qui me conditionne. » Cela conduit ultimement en une disparition de la responsabilité : « Comment être tenu responsable d’un acte dont je ne suis pas conscient ? »
Face à cette question délicate des chaînes de cause à effet entre faute personnelle et faute sociale, il n’est pas inutile de rappeler ce qui constitue véritablement une faute morale. Plus encore, osons regarder en face ce qui mérite d’être qualifié de péché, et combattu comme tel. Est péché tout ce qui conduit à blesser notre dignité de personne, tout ce qui conduit à diviser l’homme non seulement d’avec Dieu, mais aussi d’avec lui-même, d’avec les autres hommes et d’avec le monde environnant (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, 105-123). C’est une blessure que l’on s’inflige à soi-même en attaquant à sa source l’amour dont on est capable, c’est une blessure que l’on inflige aux autres, en vertu de la solidarité qui unit tous les hommes. Si la fraternité humaine n’est pas un vain mot, cela signifie que toute faute personnelle comporte par ses conséquences une dimension sociale. Mais par ailleurs, est spécifiquement social un péché qui par son objet même constitue une atteinte contre les droits d’autrui : son droit à la vie, à l’intégrité physique, à la propriété, à l’honneur. Les répercussions touchent alors, degré par degré, l’ensemble de la vie sociale.
Cependant, toute injustice sociale, tout manquement à la charité, toute atteinte à la dignité d’un autre est d’abord un acte de la personne, émanant de la volonté libre de l’individu : il existe toujours un moment, où, dans la chaîne des événements qui conduisent à une situation dysfonctionnelle, on trouvera l’instant où, individuellement, on a eu le choix, où on aurait pu faire autrement, même dans un environnement culturellement dysfonctionnel. Ce sont les conséquences de ces choix désastreux, quoique pas toujours entièrement conscients (mais sommes-nous toujours absolument conscients des conséquences de nos actes ?) qui alimentent les structures de péché, qui renforcent les cultures où la recherche exclusive du profit et la soif de pouvoir dominent.
Si l’humanité s’abaisse quand l’un de nous s’abaisse à mépriser un proche, l’inverse est vrai.
Ainsi, lorsqu’une société part à la dérive, l’accusation du système peut conduire à la négation des libertés individuelles : or les combats ne se mènent pas sans acteurs libres et responsables. Les combats se mènent lorsqu’on renonce à la tentation du bouc émissaire, de la justification dans le milieu environnant, la structure ou les institutions. C’est finalement une vision moins angoissante, plus optimiste de la vie, une vision qui redonne espoir dans la capacité de chacun à aimer un peu plus, se désoler un peu moins, agir plus concrètement au niveau qui est le sien. C’est une vision plus réjouissante car elle tourne le regard sur la portée positive de nos actes : si l’humanité s’abaisse quand l’un de nous s’abaisse à mépriser un proche, l’inverse est vrai. Tout homme qui s’élève, élève le monde : chaque fois que nous soignons une blessure, c’est à la guérison de la société tout entière que nous œuvrons. Cela s’appelle la communion des saints.