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Depuis le 11 septembre 2001, le défi à la rationalité

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Vue aérienne du World Trade Center, 26 septembre 2001.

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Jean Duchesne - publié le 15/09/21
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La rationalité de la "mondialisation" sécularisée a été ébranlée. Il lui reste à prendre conscience que les religions sont pour elle à la fois des critiques et des atouts.

Comme il était prévisible, le vingtième anniversaire des événements tragiques et abominables du 11 septembre 2001 suscite quantité de commémorations, rétrospectives, bilans et commentaires. S’y joignent en France les émotions que réveillent les procès consécutifs aux attentats sauvages de 2015 : il y a un an ceux de janvier contre Charlie Hebdo, et maintenant ceux de novembre au Bataclan. On n’a sans doute pas encore pris la mesure de ces défis à la rationalité qui sous-tend tout ce que nous croyons et faisons.

Ce qui désarçonne est la haine qu’il a fallu pour concevoir, préparer et exécuter ces massacres. Le but était non seulement de tuer à l’aveugle aussi massivement que possible, mais encore que le retentissement soit énorme, de manière à provoquer la terreur, c’est-à-dire des sentiments d’impuissance et d’insécurité, d’incapacité à comprendre et donc à réagir pour rétablir un ordre et des règles ou au moins des conventions de coexistence à défaut de coopération.

Ces attentats ont remis en cause un principe implicitement sacré, et pas uniquement en Occident, à savoir la valeur de la vie humaine. Peu importait que les victimes soient inconnues des terroristes, qui n’avaient aucune raison d’en vouloir personnellement à aucune. En se livrant à des attaques délibérément suicidaires, les fanatiques manifestaient qu’ils entendaient faire un maximum de dégâts et de morts sans rien épargner, pas même leur propre peau.

La subversion de la rationalité que nous supposons universelle est illustrée par le fait que, le 11 septembre 2001, les terroristes ont utilisé l’un contre l’autre deux symboles de notre civilisation en lançant des avions sur des gratte-ciel. Les premiers permettent de se déplacer plus loin et plus vite que jamais dans l’histoire. Ils ont raccourci les distances, au moins en temps. Les seconds étaient comme les tours de contrôle du business international et les signes triomphants de sa toute-puissance. Le nom des gigantesques buildings jumeaux du bas de Manhattan était éloquent : World Trade Center, c’est-à-dire centre du commerce mondial. C’est donc un aspect constitutif de la "mondialisation" qui a servi à en démolir un autre, la retournant malgré elle contre elle-même.

Photos et vidéos ont été très efficaces pour graver l’impensable horreur dans les esprits. Et l’exploitation des technologies qui font pour une bonne part la supériorité de l’Occident s’est poursuivie : l’Internet a servi à revendiquer les attentats, mais aussi et surtout à diffuser une propagande qui a excité et recruté des auteurs d’actes isolés de terrorisme, à plus petite échelle, avec des armes ordinaires, à feu et même blanches, sans parler des bombes chères aux anarchistes de la fin du XIXe siècle, ni des véhicules transformés en béliers. La liste de ces crimes odieux depuis le début du XXIe siècle s’étale sur plusieurs pages.  

Le plus troublant est que l’on ne perçoit pas ce que vise finalement cette accumulation de ravages qui, pour être spectaculaires et révoltants, demeurent ponctuels. Si tous ces assassinats sont perpétrés au nom de l’islam, le monde musulman est loin de les approuver. Il reste très divisé. Le djihad ne suffit pas plus à l’unir qu’à astreindre les "infidèles" à la charia. Le "choc des civilisations", prophétisé par le politologue américain Samuel Huntington dès 1993, n’a pas vraiment lieu. L’immigration à laquelle l’Europe doit faire face n’entre pas dans le cadre d’un projet de conquête. Simplement, un niveau de vie élevé et une faiblesse démographique attirent des gens qui sont chassés par la misère et les guerres en Afrique ou au Moyen-Orient et, même au bout de plusieurs générations parfois, peinent à assimiler une culture permissive et laïcisée. 

La démocratie et les droits de l’homme tels que nous les concevons ne sont pas des évidences partout.

Il y a cependant quelque chose à tirer des analyses de Huntington. Il avait bien vu que l’ère des affrontements idéologiques, succédant à celles des conflits entre princes puis États-nations, était révolue. Mais nous ne sommes pas entrés au XXIe siècle dans une période d’antagonisme entre deux cultures, l’une (occidentale) libérale et sécularisée, l’autre (islamique) autoritaire et religieuse. Car il n’y a pas que deux blocs et d’autres pôles existent : la Chine, la fois autocratique et sécularisée ; la Russie, où le libéralisme ne s’est pas implanté ; l’Inde hostile à l’islam et où l’hindouisme pèse de plus en plus… De surcroît, quantité de régimes locaux que nous estimons dictatoriaux ou kleptocratiques prouvent que la démocratie et les droits de l’homme tels que nous les concevons ne sont pas des évidences partout.

Il s’ensuit que des logiques fort différentes sont à l’œuvre dans le monde. Elles sont cependant généralement compréhensibles de l’extérieur et n’empêchent pas de se parler, fût-ce pour constater des désaccords. C’est le cas dans les organisations internationales, les relations diplomatiques ou les contacts au sommet, comme le récent échange entre le président américain et le leader chinois. Il n’y a, en revanche, aucun moyen de prendre langue avec des terroristes isolés, avec Al-Qaïda ou l’"État islamique". Non qu’ils soient muets. Ils s’expriment au contraire d’abondance et savent manier les symboles avec un certain art. Mais c’est toujours du monologue, qui n’écoute rien et exige la soumission.

Il est sans doute un peu rapide de ne voir là qu’une aberration meurtrière qui ne peut être que réprouvée, prévenue et punie autant qu’il se peut. Il faut y reconnaître une perversion religieuse à traiter comme telle, c’est-à-dire non pas quelque chose de complètement irrationnel, mais une rationalité qui commence à se dilater puis se fige, se referme sur elle-même et est alors poussée à anéantir ce qui refuse de se subordonner à ses acquis.

Devant un tel durcissement, les raisonnements sont impuissants. C’est en vain, par exemple, qu’on tentera de convaincre un bourreau qu’il ne peut décemment pas se qualifier de martyr et qu’il n’y réussit pas davantage s’il se suicide dans la foulée, puisqu’il se condamne au même sort que ses victimes méprisées et haïes. Toute religion est ouverture à une transcendance, un au-delà, du surnaturel, un absolu, des vérités cachées — comme on voudra appeler cela. Elle fait courir le risque de s’emparer du peu qu’on découvre et de vouloir en exercer la puissance perçue comme illimitée.

La religiosité est irrépressible et doit, pour ne pas se dévoyer, reposer sur une disponibilité jamais achevée à des mystères qui ne peuvent être réduits à ce qu’on peut s’en approprier et instrumentaliser à des fins de domination. Les meilleures armes contre les tentations de ce genre sont le témoignage de l’humilité devant ce que l’on peut (par commodité dans notre culture) nommer "Dieu", et la prière où l’on mendie la grâce de mieux le connaître.

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