L’intelligence de la foi que vise la théologie permet de nourrir, de fortifier et de défendre la foi. La grande charte de la théologie, c’est saint Augustin qui nous l’a donnée dans son traité sur la Trinité, De Trinitate (XIV 1, 3), où il nous a montré l’importance de l’intellectus fidei, c’est-à-dire de l’intelligence de la foi, car la foi a besoin d’être fortifiée, d’être nourrie et de croître dans la connaissance que nous recevons de Dieu ; c’est par le biais de cette recherche que la théologie a cette noble fonction « d’engendrer, de nourrir, de fortifier » la foi et même de la défendre. Et cela nous conduit au Salut puisque que la foi sauve et nous conduit à la vraie Béatitude. Rien n’est indifférent dans ce processus qui conduit à l’union à Dieu. Est vrai théologien celui qui prie, disait les Pères du désert : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment et si tu pries vraiment tu es théologien » (Évagre le Pontique, Traité de l’Oraison). Le but de la théologie est donc la vraie béatitude.
Saint Augustin nous dit que nombre de fidèles ne possèdent pas cette science de la théologie mais ce n’est pas grave individuellement, puisque cela ne préjuge pas de la vigueur de leur foi1, leur adhésion volontaire à Dieu en ses mystères. Car une chose est de savoir ce que l’homme doit croire pour atteindre la vie bienheureuse, et c’est là l’essentiel qui conduit à la vie éternelle, mais autre chose est de savoir comment cette foi s’explicite et « est d’un grand secours aux autres fidèles », et comment elle doit être défendue contre ceux qui s’opposent à la foi, que l’on appelle les infidèles. Donc on comprend très bien que tout le monde n’a pas besoin de la théologie, mais il reste que la théologie est très utile au bien commun de la foi dans l’Église2. C’est de ce point de vue-là que l’on comprend l’utilité d’étudier la théologie pour développer cette capacité à mieux être fortifié, à être un secours pour tous les autres fidèles, donc une sorte de relais, et troisièmement à défendre également la foi quand elle est attaquée.
Sans la foi, cette connaissance théologique serait vaine. Et réciproquement, la foi est impossible sans pensée (cf. Augustin, Prédestination des saints, 2, 5). La théologie part de la foi et doit aboutir à la foi. Ceux qui font de la théologie sans cette première et cette dernière étape perdent leur temps : il faut être très clair là-dessus. Saint Anselme de Canterbury dans son Proslogion (I) le dit très bien : « Je ne cherche pas, Seigneur, à pénétrer ta profondeur, mais je veux comprendre si peu que ce soit ta vérité. » Cette vérité « que mon cœur croit et aime » l’illumine. Le but c’est bien cela : aimer dans la rectitude de la vérité. « Je ne cherche pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre car je le sais, si je ne crois pas, je ne comprendrais pas. »
La philosophie permet de fonder les bases sur lesquelles reposent la connaissance de Dieu et elle permet même d’atteindre à la connaissance de Dieu. Saint Thomas d’Aquin explique que la philosophie permet de faire confiance à la nature que Dieu a mise en nous, cette nature humaine qui permet déjà par le biais des différentes réalités créées de remonter vers Dieu et d’aboutir à une certaine connaissance naturelle de Dieu. Le concile Vatican I n’a pas hésité à le dire : « La Sainte Église, notre mère, tient et enseigne que Dieu principe et fin de toutes choses peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées. » On s’appuie ici sur l’épître aux Romains où il est dit que « depuis la création du monde les perfections invisibles de Dieu se laissent voir à l’intelligence par ses œuvres » (Rm 1, 20) et sur le livre de la Sagesse où il est dit que « la grandeur et la beauté des créatures font par analogie contempler leur auteur » (Sg 13, 8).
Il existe déjà un travail de la raison humaine qui permet de passer des réalités créées vers Dieu incréé. Évidemment, c’est un travail à tâtons, puisque l’intelligence est limitée, et que comme disait le concile de Latran IV (1215) « entre le créateur et la créature, il ne peut y avoir tellement de ressemblance que la dissemblance ne soit plus grande encore ». C’est un travail, bien sûr très limité, mais qui permet de remonter petit à petit vers « l’origine de tout » comme les philosophes aiment à l’appeler de nos jours, qui pour nous est Dieu révélé, et que la philosophie découvre seulement par l’analogie et la causalité.
Saint Thomas, le Docteur angélique, a mis à jour, en philosophie, les principes et les modalités qui fondent la métaphysique, les règles essentielles qui la régissent, et qui permettent de remonter à partir des réalités de ce monde à Celui qui est Beau, Bon et Vrai, l’Être en soi. Saint Thomas d’Aquin nous aide beaucoup parce qu’il a mis en lumière les grands axiomes métaphysiques de la philosophie d’Aristote :
Saint Thomas d’Aquin, par le développement de ces axiomes métaphysiques, nous aide à passer des réalités créées vers Dieu. Il nous aide aussi par l’analogie car Dieu nous dépasse infiniment : analogie de proportion, et analogie d’attribution. Il existe quatre grands types d’analogies chez saint Thomas (analogie d’attribution intrinsèque la plus importante pour la théologie, analogie d’attribution métaphorique, analogie de proportion intrinsèque, analogie de proportion métaphorique)4 , et toutes nous permettent de passer de ce qui est intéressant, beau, bon, vrai et être ici-bas, vers Celui qui est au-delà de toute utilité, dans la gratuité pure, l’Être en soi, le Bien en soi, le Vrai en soi, le Beau en soi. Il nous aide ainsi à remonter des réalités visibles dans les réalités invisibles. Le service de saint Thomas d’Aquin est donc très grand. Il a très bien compris la philosophie antique, la philosophie de Platon, la philosophie d’Aristote, et même celle des néoplatoniciens qui nous aident au niveau de la participation à mieux comprendre cette causalité efficiente évoquée plus haut.
La philosophie devient une auxiliaire de la théologie à partir du moment où l’on rentre dans la foi.
La philosophie a son autonomie, mais elle est « servante de la théologie ». La philosophie sert la théologie bien sûr, mais il faut d’abord souligner que la philosophie est autonome. Elle a ses propres axiomes, ses propres principes, qui ne viennent pas de la Révélation : ils viennent simplement du contact avec le réel, des sens jusqu’aux concepts selon une vraie adéquation entre la chose perçue et l’intellect qui la conçoit. La philosophie jouit de son autonomie propre, mais à partir du moment où le croyant reçoit la Révélation, cette Révélation joue comme une science supérieure. Il existe donc comme une « architectonie » des sciences, et la théologie est une science supérieure à la philosophie. La philosophie devient une auxiliaire de la théologie à partir du moment où l’on rentre dans la foi. C’est donc seulement à partir du moment où l’on est croyant que la philosophie a ce rôle subalterne. Saint Pierre Damien a émis cette très belle pensée : « La philosophie est servante de la théologie. »
Saint Thomas d’Aquin n’a pas repris explicitement cette expression, mais il est tout à fait dans cette ligne puisqu’il montrera sans cesse que tout ce qu’il a acquis de la philosophie soit grecque, soit latine, soit aristotélicienne, soit néoplatonicienne, lui sert, en la corrigeant bien sûr (en particulier dans la notion de personne, dans la relation entre l’âme et le corps, dans tous les éléments aristotéliciens ou néoplatoniciens qui sont corrigés par le maître d’Aquin : la pseudo éternité du monde, la Providence [sans recours aux causes secondes], la pseudo unité universelle de l’intelligence) : toutes ces connaissances permettent d’approfondir les raisons philosophiques pour que ces raisons philosophiques soient davantage au service de la théologie.
La raison peut être utile à la théologie de trois manières. Elle peut d’abord comme exercice de l’intelligence, nous permettre de monter vers Dieu. L’homme est capax Dei, « capable de Dieu » en résumant saint Augustin (cf. De Trinitate XIV, 4, 6 ; XIV 8, 11) ainsi que nous l’avons vu précédemment. Trois temps sont repérables à ce niveau : la voie affirmative, puis la voie négative, enfin la voie d’éminence. Par exemple, à partir de l’expérience de la bonté des choses, j’attribue à Dieu la bonté (voie affirmative). Puis, je nie que cette bonté de Dieu admette le même modus vivendi en Dieu et dans les choses (voie négative). Enfin, j’attribue à Dieu la Bonté en soi et par soi, seule digne de Dieu (voie d’éminence).
Elle peut aussi s’opposer à l’athéisme, aux sophismes de ceux qui défendent l’athéisme, et qui dénaturent la possibilité pour l’homme de remonter à Dieu. La raison paraît être une préparation à la foi en s’opposant aux objections qui peuvent être émis par des personnes qui n’acceptent pas les credibilia, « ce qui est croyable » : « croire que Dieu existe ; qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent », comme dit l’Écriture en Hébreux 11, 6. Enfin, troisièmement, à l’intérieur de la foi, la raison peut organiser le dépôt de ce qui nous a été donné au cours des siècles, depuis les Patriarches jusqu’au dernier apôtre qui a parlé. Tout est donné dans le cursus du temps, et la raison permet de ramasser, de synthétiser les choses, pour arriver à les exprimer de manière plus concentrée. Le symbole de la foi ou le credo tel que nous le récitons chaque dimanche sont des exercices de ce type-là. La foi sollicite notre intelligence pour organiser les mystères entre eux. « Le propre du sage, disait déjà Aristote, c’est d’organiser et de juger », et donc de dire des choses qui soient conformes à la réalité étudiée. Pour la théologie, la réalité étudiée, le sujet, c’est Dieu lui-même, c’est donc un à-pic immense, infini.
À ce niveau les credibilia (les réalités croyables) deviennent des credenda (les réalités à croire), par exemple la Trinité, l’Incarnation. Cependant, la mise en garde à ce niveau de ne point délaisser la raison à cause de l’immensité du mystère vient à point nommé, contre toute sorte de fidéisme, de charismatisme affectif, ou d’autoritarisme. « Il importe que ceux qui cherchent les racines de la vérité s’appuient sur des raisons et qu’ils s’efforcent de faire savoir de quelle façon est vrai ce qu’ils affirment. Autrement, si un maître résout une question par la seule voix d’autorité, un auditeur sera certifié de ce qu’il en est, mais sans aucune science ou intelligence il l’acquerra et restera vide » (S. Thomas, Quodlibet 4, 18). Les auditeurs ont droit à être conduits à l’intelligence de la vérité, sans que le recours à l’autorité soit la seule détermination.
« La foi interroge l’intelligence (fides quærens intellectum) », comme disait saint Anselme de Canterbury (Proslogion, II, 4). Elle sollicite la raison à exprimer ce qui est tenu par la foi : « à rendre compte de l’espérance », qui est déjà dans le croyant (cf. 1 Pierre 3, 15). Si je crois, je vais mieux comprendre. « Crois, pour que tu comprennes (crede ut intellegas) » (Tract. Ev. Jo., 29.6), disait saint Augustin, et la réciproque vient après : Intellego ut credam (Je comprends pour croire) (cf. Jean-Paul II, les deux parties de l’encyclique Fides et Ratio). Je comprends pour finalement poser l’acte de foi final en croissance. Ce travail de la raison n’est qu’un intermédiaire : le but c’est bien sûr de mieux croire, de mieux être disposé à l’union à Dieu, et d’avancer ainsi avec humilité dans ce grand don qui est fait à chaque fidèle vers la béatitude éternelle.
Foi et raison sont « les deux ailes de la vérité » comme disait Jean Paul II.
La raison est une aide pour la théologie de plusieurs manières. La raison montre d’abord la possibilité que Dieu a de se manifester. Dieu n’est pas un être solitaire qui nous donnerait, occasionnellement du haut du Ciel une espèce d’effet de lui-même, sa Loi (ex. : l’islam, le Coran) ; ou qui, ayant agi, se retirerait (Cabale). Non, Dieu, parce qu’il est amour, par ce qu’il l’est dans son être même, a la possibilité de se manifester gratuitement à l’homme, de révéler son être de communion et de produire sans discontinuité « la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28) de chacun, et même « le vouloir et l’opération » (Ph 2, 13) sans jamais l’abandonner. Sont apparus ainsi des témoins de Dieu sur terre qui ont une grande crédibilité et qui ont transmis un précieux dépôt avec une grande fiabilité. Il se trouve là un champ important pour le travail de la raison qui peut manifester le fondement de cette crédibilité des témoins et de cette fiabilité des transmissions, un travail de cohérence vis-à-vis du monde extérieur et valable pour tous.
Le deuxième niveau qui est très important, c’est la défense de la foi vis-à-vis du monde qui peut s’opposer par des argumentations à la doctrine sacrée. Des arguments que l’on avance contre la foi ; mais, par des raisons de théologie fondamentale, l’intelligence arrive à démontrer que ce ne sont pas de vraies raisons, ce sont des sophismes, ce sont comme dit saint Thomas d’Aquin dans la Somme de théologie (prima pars, chap. VIII) : « Ce sont des arguments solubles », c’est-à-dire qu’on peut toujours s’opposer à des mauvais arguments. Par exemple, le livre de Michel Onfray, Décadence (Flammarion, 2017) a été contesté par une admirable réponse dans la presse (« Michel Onfray au pays des Mythes » par Jean-Marie Salamito). Les arguments sont solubles tout simplement parce qu’ils ne sont pas solides. Cela relève de la capacité de notre raison à découvrir la vérité et à y adhérer. Évidemment, contre les pensées liquides, il convient d’opposer une pensée d’acier avec un cœur liquéfié par la Miséricorde.
Enfin, la troisième tâche de la raison croyante, c’est de permettre d’organiser les mystères entre eux : en particulier les principes par rapport aux conclusions. Il est loisible de donner un exemple très simple : un des principes de la foi, c’est que Jésus Christ est ressuscité d’entre les morts. Sa résurrection est définitive : il découle pour la nature humaine, comme conséquence, la résurrection des morts pour tous les hommes, les bons et les mauvais : les bons pour la vie éternelle, les mauvais pour la damnation éternelle. L’Évangile de saint Jean (5, 29) devient, au niveau théologique, comme une sorte de conclusion par rapport au fait même de la résurrection de notre Seigneur Jésus Christ qui apparaît pourtant à la fin de l’Évangile de Jean, comme à la fin de tous les Évangiles, et cette résurrection de Jésus-Christ illumine l’ensemble des Évangiles comme un principe qui vient illuminer le reste, « la garantie » que tout ce que le Christ a dit est vrai (cf. Ac 17, 31).
Foi et raison sont « les deux ailes de la vérité » comme disait Jean-Paul II. Non seulement la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore comme dit le concile Vatican I, constitution Dei Filius : « La raison et la foi s’aident mutuellement. » Le pape émérite Benoît XVI avait bien montré que cette aide mutuelle ressemblait à un médecin qui vient aider l’autre, le malade. La foi vient guérir en quelque sorte la raison naturelle qui est marquée, à cause des conséquences du péché originel, par des maladies endémiques, des sophismes, des erreurs, des raideurs idéologiques : intégrismes, protestantisme, idéalisme, matérialisme, relativisme, etc. ; et réciproquement la raison naturelle quand elle est vive et bien fortifiée par un vrai réalisme peut aider une croyance qui serait désaxée et qui entraînerait, par exemple, des gens vers des abominations (sacrifices humains, anthropophagie, tous les faux martyres actuels de l’islam sans exception), les très grosses erreurs dans une croyance qui serait dévoyée de la loi naturelle, du devoir de ne jamais faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas pour soi-même. Ce n’est pas le cas évidemment de la foi catholique, qui est certifiée toujours vraie, toujours conforme à la Révélation. Donc, il existe cette aide mutuelle : « La droite raison démontre les fondements de la foi : éclairée par sa lumière, elle s’adonne à la science des choses divines » (Dei Filius). « La foi, elle, libère et protège la raison des erreurs et lui fournit de multiples connaissances » (op. cit.). C’est finalement très beau ce rapport réciproque entre théologie et philosophie.
Il convient, en résumé, de conclure avec la lumière magistrale du Docteur angélique : la doctrine sacrée (Saintes Écritures plus théologie) se sert de la philosophie de trois manières : premièrement, pour démontrer les préambules de la foi (vérités naturelles, consolidables par la Révélation), ce qui est bien plus qu’une simple préparation évangélique (de l’ordre de la simple disposition)5 ; deuxièmement, pour expliciter les réalités de la foi par le langage analogique ; troisièmement, par apologie : une défense opposée aux arguments avancés contre la foi :
1La foi, fides qua, celle par laquelle on croit, l’habitus infus par grâce, une réalité subjective appartenant à chaque fidèle avec des degrés différents (cf. Rm 12, 3).
2 La foi, fides quæ, celle à laquelle on croit par le biais de la transmission ecclésiale : son contenu objectif (par exemple, le Credo).
3 Cf. Édouard Divry, « Hypothèse sur les cinq voies : recours à la causalité », Revue Philosophique de Louvain, n°110/3, (août 2012), p. 447-470.
4 Cf. Édouard Divry, Saint Thomas d’Aquin, « Grandes figures de la spiritualité chrétienne, n° 17 », Paris, Presses de la Renaissance, 2017, p. 82-92.
5 Cf. Georges Cottier, « Itinéraire vers la foi : la præparatio evangelica et les præambula fidei », Nova et Vetera, n°74, (1999/3), p. 51-59. Sans jamais être une préparation de l’Évangile (génitif subjectif), la præparatio evangelica n’est pas partie intégrante de l’Évangile mais simple præparatio Evangelii (génitif objectif : préparation à l’Évangile), c’est l’action de la Providence préparant un peuple à ne pas refuser la vérité de l’Évangile, à ne pas mettre d’obstacle à son annonce. Les præambula fidei appartiennent eux vraiment au dépôt de la foi de par des vérités philosophiques confirmées par la Révélation, encore qu’ils puissent être atteints par la raison elle-même.
6 Thomas d’Aquin, Super Boetium de Trinitate, q. 2, a. 3, resp. (traduction Gilles Emery).