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Un mois de juillet avec Baudelaire (1/4)

Charles Baudelaire
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Henri Quantin - publié le 21/07/21
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Né voici 200 ans, Baudelaire est précieux parce qu’il ne fut pas dupe des faux dieux de son temps, celui qui nous a précédés. Il y au moins trois terrains privilégiés sur lesquels Baudelaire exerce sa lucidité, terrains que notre chroniqueur, Henri Quantin, nous propose d'explorer en ce mois de juillet.

Avouons-le, la mode des « un été avec... » nous agace un peu. Que ce soit avec Rimbaud, Proust ou Homère, elle entretient discrètement l’idée que la littérature est une activité de vacances, lorsque les choses sérieuses sont provisoirement interrompues et qu’on peut se consacrer à des divertissements sans conséquence. Les latins, qui ne définissaient les activités économiques — neg/otium, qui a donné négoce — que comme interruption des œuvres de l’esprit — otium — se seraient sans doute étonnés qu’une seule saison fût consacrée à la lecture. Cela vaut certes mieux qu’allumer le barbecue avec les pages de L’Iliade, mais si les auteurs sont des compagnons de route qui nous aident à vivre, ils ont leur place à nos côtés toute l’année. Mari douteux, celui qui revendiquerait pour seul temps conjugal « un été avec ma femme ». Les esprits chagrins ajouteront que l’été ne convient pas à tous les écrivains et qu’on peut préférer l’automne pour lire Apollinaire ou l’hiver, spécialement rude, pour rencontrer Beckett.

Ne gâchons pas la fête estivale, toutefois, et faisons de cette mode éditoriale un prétexte pour nous mettre quelques semaines à l’écoute de Baudelaire. Nous avions manqué le bicentenaire de sa naissance en avril ; un peu comme à l’école primaire, ce sera un anniversaire en retard, gardé pour la fin de l’année. Et tant pis si l’été n’est pas la saison mentale qui s’imposait pour le poète du « ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle ».

On n’est pas obligé de suivre les remèdes proposés par Baudelaire mais on aurait tort de se passer de la qualité des diagnostics.

Pourquoi Baudelaire, au-delà du calendrier des commémorations ? Nul n’aurait l’idée saugrenue de faire de lui un modèle de vertu ou de sainteté, pas plus qu’un guide spirituel sûr. En revanche, ses écrits, qui ballottent sans cesse entre Dieu et diable, sont riches en leçons à entendre ou en défis à relever, pour tous ceux qui n’ont pas oublié qu’ils avaient une âme. La certitude qui dessine les contours de son œuvre révèle sa vie intérieure, fût-elle théâtralisée à l’excès : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » On peut se demander s’il y a là une tendance au manichéisme ou au spiritualiste méprisant le corps, mais l’Église, dans sa sagesse, rappelle elle-même que « parler en poète » relève d’une autre voie que celle de la rigueur théologique.

La principale raison de chercher matière à méditer chez Baudelaire est simple : le monde dans lequel nous vivons, par bien des aspects, est né au XIXe siècle et Baudelaire fut un des observateurs les plus lucides de son siècle. Le XIXe est, selon la formule de Philippe Muray, notre « arrière-monde » ; il permet de dresser « l’arbre généalogique de nos fantômes ». Baudelaire est précieux pour nous, parce qu’il ne fut pas dupe des faux dieux de son temps. Il nous aide ainsi à ne pas être dupes de ceux du nôtre. De quoi s’agit-il ? Dans le bagage mystico-politique de « l’homo dix-neuvièmiste », on trouve pêle-mêle le panthéisme, l’idolâtrie du Progrès et de la Civilisation, la religion de l’Humanité, le culte de la Nature, la négation scandalisée du péché originel et le rêve de la fin de Satan. En gros, tout ce dont Victor Hugo fut le claironnant prophète. Fatras plus ou moins conscient toujours tenace de nos jours. « Du XIXe siècle, écrivait encore Muray, Baudelaire a tout calomnié. » Béni soit un tel calomniateur !

À l’opposé d’Hugo, donc, Baudelaire est à contre-siècle : il démasque les idoles, débusque les illusions, sourit des naïvetés. La première manie d’un poète du XIXe est de prendre la pose du mage et de se faire prêtre de substitution. Baudelaire assassine cette prétention par une formule féroce : « Hugo-Sacerdoce a toujours le front penché ; — trop penché pour rien voir, excepté son nombril. » La lucidité cruelle de Baudelaire est plus prophétique que l’enthousiasme exalté d’un Hugo en mission pour l’Humanité. Tout autant « voyant » que Rimbaud, Baudelaire l’est plus sombrement. Peut-être sa perception du néant est-elle dictée par sa dépression, mais il invente le spleen démystifiant, la déprime qui dévoile. Béni soit un tel dépressif !

Il y au moins trois terrains privilégiés sur lesquels Baudelaire exerce sa lucidité, terrains que nous explorerons rapidement au cours de ce mois de juillet. Sa première lucidité touche à la ruse du diable, que le XIXe tend au contraire à effacer en croyant servir ainsi la cause de l’Homme. Sa seconde lucidité perçoit dans le progressisme philanthropique un dévoiement de la charité. La troisième, enfin, porte sur l’ennui spirituel secrété par la modernité.

Trois sujets de lucidité, trois jours avec ce compagnon provisoire. On n’est pas obligé de suivre les remèdes proposés par Baudelaire, nous le verrons, mais on aurait tort de se passer de la qualité des diagnostics. Si la littérature n’est ni un passe-temps divertissant, ni une élégance superflue, il va de soi que passer un été avec un écrivain peut être aussi décapant — et profitable — qu’un examen de conscience.

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