Le sixième dimanche de Pâques est le dimanche de l’amour. Saint Jean ose d’abord cette affirmation stupéfiante qui révolutionne toutes nos représentations : "Dieu est amour" (1 Jn 4, 8). Cette intuition, Jean l’a sans doute recueillie à la Cène, lorsqu’il reposait sa tête sur la poitrine de Jésus, à l’écoute des battements de ce cœur si humain et pourtant si divin. Jésus, dans l’Évangile, rappelle les exigences de cet amour : "Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime" (Jn 15, 13). Une exigence folle mais fondée sur la primauté absolue de l’amour de Dieu à notre égard. Non seulement "c’est lui qui nous a aimés le premier" (1 Jn 4, 10), mais c’est lui qui nous apprend à aimer en donnant sa vie, pour nous qu’il appelle "mes amis" (Jn 15, 15).
Si Jean n’avait écrit que ces quelques versets, il aurait déjà tout dit. Le mystère chrétien y est tout entier. Mais Jean ne connaissait pas seulement le cœur de Jésus, il connaissait aussi le cœur des hommes. Il savait par expérience que nous rabaissons parfois les vérités les plus sublimes à notre médiocre niveau. Le père de Montcheuil, ce jésuite mort en 1944 fusillé par les nazis pour faits de résistance le savait aussi, lui qui écrivait : "Ou ces vérités nous transforment, ou c’est nous qui nous les transformons ; ou elles nous élèvent, ou nous les abaissons." C’est que l’amour, parce qu’il est la réalité la plus haute, est aussi la réalité la plus fragile, la plus aisément contrefaite, la plus immédiatement ramenée aux proportions étriquées qui sont les nôtres.
Les contrefaçons les plus répandues de l’amour sont connues : le sentimentalisme dégoulinant, l’activisme sans âme, le vagabondage affectif, le sensualisme effréné, la possessivité narcissique… Toutes ces contrefaçons qui singent l’amour véritable et détruisent celui qui le donne comme celui qui le reçoit, à feu doux ou dans la violence et les larmes. Cet amour-là nous ressemble, dans ce que nous avons de moins admirable. L’amour véritable, lui, ressemble à Dieu, parce qu’il y trouve son origine, son moyen et sa fin.
Plongeons donc tout entiers et sans retour dans le fleuve de l’amour divin, "fort comme la mort, jaloux comme l’Enfer" (Ct 8, 6). Celui qui resterait sur le rivage, en glissant seulement un orteil frileux dans le fleuve de l’amour divin manquerait à sa vocation chrétienne. Celui qui choisirait de se mouiller d’abord un peu la nuque en retardant sans cesse l’instant du grand plongeon passerait à côté de son destin de saint selon le cœur de Dieu. Le père de Menasce en rappelait toute la terrible exigence et l’urgence implacable : "Dieu vous demande tout ; et moins que tout est intolérable pour vous comme pour Lui ; dans un don qui doit être total, ce qui n’est pas donné est volé."
Le sacrifice de la vie et le don désintéressé sont-ils pour autant la marque infaillible de la véritable charité ? Pas forcément. Le militant communiste des Brigades rouges et le terroriste islamiste de Daech font le sacrifice de leur vie, les milliardaires philanthropes donnent des sommes considérables de manière désintéressée, sans pour autant qu’on puisse en inférer automatiquement qu’ils vivent de la charité telle que Dieu la commande. Ces deux cas de figure sont d’ailleurs intéressants, et méritent d’être considérés de plus près.
Celui qui prétendrait aimer en enfreignant les commandements de Dieu ne pourrait que se perdre.
Ce qui fait que le sacrifice de sa vie par le militant communiste ou le terroriste islamiste ne relève pas de la charité, c’est qu’il n’est pas au service du bien véritable. C’est pour cela que Jésus précise : "Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour " (Jn 15, 10). Ce n’est pas là un chantage affectif, où Jésus mettrait des conditions juridiques contraignantes à ce qui devrait être un jaillissement spontané. Mais c’est que les commandements sont la boussole qui permet à l’amour de ne pas se fourvoyer. Celui qui prétendrait aimer en enfreignant les commandements de Dieu ne pourrait que se perdre, en dépit de la sincérité de son engagement. Dans le cas du milliardaire philanthrope qui consacre des fortunes à de nobles causes, ce n’est pas du côté de l’objet que se trouve le problème. Ce qu’il fait est bon, indubitablement, en-dehors même du soupçon qu’on pourrait porter sur les motifs. Ce qui lui manque, c’est précisément qu’il ne se donne pas lui-même, mais quelque chose d’extérieur à lui-même, qui par hypothèse ne lui manquera pas puisqu’il le possède en surabondance. Le milliardaire philanthrope paye, puisqu’il signe un chèque. C’est déjà bien. Mais il ne paye pas de sa personne. Et c’est en cela qu’il n’aime pas autant que Dieu voudrait qu’il aime.
Il n’y a donc pas d’autre solution au problème de l’amour que de venir le puiser directement à sa source : le cœur de Jésus. L’amour véritable a son origine dans le cœur de Jésus ; il a ses moyens dans la grâce qui nous est communiquée par Jésus ; il a sa finalité en Jésus lui-même. Et il ne nous est possible d’aimer vraiment que parce que nous faisons d’abord l’expérience de l’amour de Dieu à notre égard, un amour qui nous rejoint personnellement comme l’unique, alors même qu’il s’adresse à tous les hommes. C’est le paradoxe décrit par saint Thomas d’Aquin : "Dieu semble entourer chaque âme de son amour comme s’il avait oublié toutes les autres." Il faut être Dieu pour aimer ainsi !
Oui d’accord, tout cela est très beau, mais bien souvent, nous ne le sentons pas, cet amour de Dieu à notre égard… Comment pourrait-il être au fondement de notre charité si nous n’en faisons pas l’expérience sensible ? Écoutons sainte Élisabeth de la Trinité : "Qu’importe ce que nous sentons ; Lui, il est l’Immuable, Celui qui ne change jamais : Il t’aime aujourd’hui comme Il t’aimerait hier, comme Il t’aimera demain." Demandons donc la grâce de faire l’expérience de l’amour de Dieu, sensiblement ou non, afin de pouvoir en vivre. Sans l’amour, celui que nous recevons et celui que nous donnons, nous serions déjà morts à l’intérieur. Ainsi que l’écrivait l’abbé Journet : "Quand Dieu nous donne encore un jour de vie, c’est parce qu’il a encore besoin d’un acte d’amour de nous ici-bas."