D’un point de vue purement humain, la mort est incompréhensible et scandaleuse. C’est pourquoi, naturellement, nous en refoulons l’idée même. Sans une espérance religieuse en un au-delà par la vie éternelle, la mort n’est qu’un retour au néant d’où nous fûmes tirés : elle rendrait dès lors vaine et désespérée toute existence humaine et toute action. Pourquoi aimer un être par exemple et s’engager pour lui si nous sommes destinés à ne plus jamais le revoir ?
Tout serait éphémère et vanité, nos existences absurdes consisteraient à attendre que s’écoule notre « durée de vie » plus ou moins confortablement assis dans le grand théâtre du monde et sans trop penser à la dernière scène. Notre monde occidental déchristianisé occulte la réalité de la mort. On la cache, on n’en parle pas, on n’y pense pas ou on essaie de ne pas y penser et l’on se concentre sur le traitement de la douleur. Pourtant la mort est bien l’unique événement inévitable de nos vies. Elle se rapproche de nous inexorablement, par cercles de plus en plus étroits, d’abord anonyme (la mort du « il », d’un quidam), puis plus proche (la mort d’un « tu » aimé), et enfin personnelle et inévitable : « ma » mort, la mort du « je », où plus personne ne peut aller à ma place. C’est moi qui meurs cette fois. Solitude et impuissance absolues.
Le paradoxe ultime : lucidité mais impuissance
Le philosophe Heidegger décrit ce moment où « la » mort devient « ma » mort comme un moment profondément paradoxal. Cette proximité de ma mort me donne une extraordinaire et unique lucidité sur ma vie puisqu'elle vient la clore. Un peu comme la dernière page d'un roman illumine toutes les précédentes. Mais, au même moment, de cette lucidité ultime, lucidité qu'aucun autre moment de la vie ne peut apporter, je ne peux rien faire, car je n'ai plus d'avenir, plus de possibles à explorer. J’y vois enfin clair, mais trop tard. La mort est paradoxale en ce qu’elle me donne d'une main ce qu'elle reprend de l'autre. Mes yeux s’ouvrent enfin mais je n’ai plus de mains (« je n’ai plus demain ! »). Ma course est finie et je me retrouve face au mur de la mort : essoufflé, je peux alors m'appuyer dessus pour me retourner et embrasser d’un seul regard ce qu'a été ma vie, mais au même moment ce mur m'empêche d'avancer plus loin. Le savoir est là, lumineux, mais privé de toute la fécondité du faire. Lucidité absolue mais totale impuissance : voilà le paradoxe auquel nous devrions nous préparer à l'approche de la mort. Une clairvoyance aphone.
L’homme est un être de désir, fait pour l’éternité
Si la philosophie veut nous « apprendre à mourir » (Montaigne), ses réponses restent incapables de combler le cœur de l’homme naturellement assoiffé d’éternité. Les mythologies et autres religions naturelles veulent apporter des récits plus convaincants sur l’au-delà, mais c’est la Révélation chrétienne qui — en Jésus le Christ — révèle à l’homme sa destinée ultime et son incroyable dignité. L’écrivain Gilbert Cesbron a cette réflexion remarquable : « Et si c’était cela, perdre sa vie : se poser les questions essentielles juste un peu trop tard ! » Heureusement, la vie se charge de nous déranger sans cesse, de nous rappeler régulièrement ces questions essentielles. Nous sommes des êtres de « désir », mot dont l’étymologie nous apprend qu’il est ce regard porté au-delà des étoiles « de-siderare », « mesure » de l’infini qu’aucune satisfaction n’arrête. Dé-sidérés dans un monde désenchanté, nous restons plus que jamais libres d'anticiper en partie cette lucidité finale de la mort qui vient, en nous asseyant en route, si j'ose dire, pour nous préparer à mourir. « Songez aux choses d’en-haut et non à celles de la terre » insiste saint Paul (Co 3, 2).
C’est en Dieu notre Créateur que se trouvent ces réponses et le Christ n’est pas venu sur terre pour une autre raison que celle-là : nous enseigner qui nous sommes, d’où nous venons, ce que le péché nous fit perdre, quelle est notre dignité et où nous allons.
Sans Dieu l’homme est une énigme à lui-même, un « monstre incompréhensible » disait Pascal, et c’est seulement en son origine qu’il peut trouver les réponses sur sa destinée. C’est donc en Dieu notre Créateur que se trouvent ces réponses et le Christ n’est pas venu sur terre pour une autre raison que celle-là : nous enseigner qui nous sommes, d’où nous venons, ce que le péché nous fit perdre, quelle est notre dignité et où nous allons. Sa réponse comble le cœur de l’homme au-delà de nos espérances les plus folles : il nous révèle que nous fûmes créés gratuitement par amour « à son image », et qu’ainsi nous sommes fils adoptifs de son Père céleste et destinés en lui à une éternité de joie. « Le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » résume parfaitement le concile Vatican II (Gaudium et Spes, 22). Éclairée par les paroles du Christ, l’Église peut poser quelques jalons prudents mais assurés sur ce qui se passe au moment de notre mort physique et après.
La mort est « derrière nous »
Comme chrétiens, nous savons que notre vie éternelle a déjà commencé et que la mort n’est pas à venir mais qu’elle est déjà en quelque sorte « derrière nous ». Les premiers chrétiens s’appelaient « les vivants » [en grec : hoï zontes]. Cette vie éternelle nous est acquise depuis la Passion et la Résurrection du Christ à laquelle nous sommes associés définitivement par notre baptême. À nous, par une vie de charité et d’oubli de soi, d’anticiper déjà sur terre autant que possible la réalité du ciel, où seul l’amour demeure. Le chrétien est appelé à croire que la mort n’est pas un événement à venir mais bien un événement passé. Nous croyons que notre vie est une, unifiée et éternelle, et qu’elle a déjà commencé ici-bas. Par le baptême, suivant les paroles mêmes du Christ, nous entrons dans la vie éternelle. Le baptême actualise pour chaque être humain l’événement définitif de la mort et de la Résurrection de Jésus par lesquels il nous a offert la vie éternelle. Notre vie éternelle a donc bien commencé et la mort est derrière nous. Bien sûr, notre mort physique (séparation de l’âme et du corps) est encore à venir mais elle n’est qu’un passage vers un « plus de vie », la vie en plénitude, en abondance, bien plus réelle que notre vie présente.
L’entrée dans la vraie vie
Pour les chrétiens, la mort est l’entrée dans la vraie vie en Dieu et il faut s’y préparer. Creuser notre espérance et approfondir notre foi consistent donc à méditer sur le moment de notre mort pour s’y préparer. C’est du reste dans la Tradition de l’Église l’un des exercices spirituels classiques. Dans la foi, nous savons que la mort est le jour de la rencontre avec Dieu, l’épreuve décisive dont dépend notre avenir, l’entrée dans la vraie vie en Dieu : les chrétiens savent qu’ils sont citoyens du ciel et qu’exilés ici-bas, ils marchent cependant déjà vers la patrie céleste, le Royaume de Dieu. Savez-vous que l’étymologie de « paroissien » signifie : celui qui est en marche vers « sa maison » ?
L’élément commun entre notre vie terrestre et la vie dans l’au-delà est l’amour. Ne subsiste que ce qui se donne. Chaque fois que nous ne vivons pas pour nous-mêmes mais pour l’autre, en nous donnant à lui avec confiance et amour, nous anticipons déjà la réalité du ciel. Là ne demeurera que l’amour, le don total de nous-mêmes à Dieu le Père, dans le Christ, rendu possible par l’Esprit saint en nos cœurs. Ce don sera vécu en communion d’amour avec tous les saints. Dès ici-bas, nous avons un avant-goût de ce bonheur éternel à chaque fois que nous aimons en esprit et en vérité, que ce soit dans l’amour conjugal (y compris physique), familial (paternel ou maternel) ou mystique.
La mort marque la fin de toute solitude
L’expérience montre souvent qu’au moment de la mort, les fidèles sont fortifiés et comblés de grâce. N’est-ce pas après tout ce que l’on demande à la Vierge à chaque fois que nous prions le Je vous salue Marie : l’assurance qu’elle sera là « à l’heure de notre mort ». Ainsi, elle dit à saint Jean de Dieu : « Ce n’est pas ma coutume d’abandonner à pareille heure ceux qui m’ont suivie. » L’âge avancé est souvent synonyme de solitude croissante, d’isolement : on perd ses amis (deuils), mais aussi ses moyens physiques, sa vie sociale. La maladie isole également énormément. Enfin, l’agonie qui précède la mort est l’expérience d’une solitude indépassable : "J’y vais seul".
La Révélation chrétienne nous dit qu’au contraire la mort nous ouvre sur la fin définitive de toute solitude : une communion parfaite avec celui qui est totalement autre et qui nous aime. Cette communion n’est pas une fusion car dans ce face à face avec celui qui, enfin, va me combler totalement, je deviens pleinement moi-même. Rien à voir non plus avec une quelconque réincarnation qui renouvellerait notre solitude existentielle sous une autre forme. Dieu, l’autre par excellence se donne à nous en pleine lumière. Cette communion d’amour absolue marque la fin de toute solitude. Ainsi, « ma solitude n’est pas confirmée par la mort, mais brisée par la mort » (E. Levinas, Le Temps et l’Autre, PUF, p. 63).
J’ai essayé de décrire ce paradoxe merveilleux de la mort dans un petit traité (Ce qui nous attend après la mort, Éd. Parole et Silence) : j’y décris comment notre foi chrétienne, mais aussi déjà notre expérience quotidienne peuvent nous aider non seulement à vaincre toute angoisse face à la mort, mais bien davantage à l’anticiper telle qu’elle est : plénitude de joie au-delà de nos espérances les plus folles.
Quand le Christ dit qu’il revient bientôt, même s’il parle d’abord de la fin des temps, ces paroles peuvent inclure également l’instant de notre mort, pour lequel il faut nous préparer à le rencontrer.
Comblés de grâce
L’expérience montre qu’au moment de la mort, les chrétiens sont souvent comblés de grâce. Je crois fermement que pour le chrétien fidèle, le moment de ce passage est vécu comme une bénédiction. « Béni » signifie comblé de grâces, d’aide divine. Ma conviction, tirée de mon expérience dans l’accompagnement des mourants, est qu’à l’heure de la mort, Dieu, trop impatient d’amour, en profite pour combler de grâces le cœur de son enfant. J’ai même accompagné des personnes à qui Dieu avait « montré » le ciel dans leur agonie. J’ai vu des mourants s’exclamer : « Oh, comme c’est beau ! », ou cette vieille dame aux USA, s’émerveillant ensuite comme une petite fille : « Tout est vrai ! Tout ce que l’on m’a enseigné au catéchisme est vrai ! ». Après tout, ces grâces sont normales, non ?
Toute notre vie, avec le « Je vous salue Marie » nous avons répété des milliers et milliers de fois ces paroles : « Priez pour nous maintenant et à l’heure notre mort ». Alors, qui pourrait penser que la Vierge Marie reste passive ou indifférente à un tel moment, et ne pas intercéder auprès de son Fils ? Saint Alphonse de Liguori rapporte cette anecdote dans son best-seller Les Gloires de Marie : « Saint Jean de Dieu, se trouvant près de mourir, attendait la visite de Marie : il aimait tant cette bonne Mère ! Ne la voyant point paraître, il s’attristait et peut-être s’en plaignait-il. Quand le moment fut venu, la divine Mère se montra devant lui, et, comme pour le reprendre tendrement de son peu de confiance, elle lui adressa ces paroles si réconfortantes pour les serviteurs de Marie : “Ce n’est pas ma coutume d’abandonner à pareille heure ceux qui m’ont suivie.” »
Se préparer à la mort
Il nous appartient cependant d’être prêts. Quand le Christ dit qu’il revient bientôt, même s’il parle d’abord de la fin des temps, ces paroles peuvent inclure également l’instant de notre mort, pour lequel il faut nous préparer à le rencontrer. Même s’il y a des exceptions nombreuses dues aux circonstances, notre vie chrétienne conditionne fortement le vécu personnel de notre agonie.
Rappelons d’abord que Dieu a l’exact même amour pour chacun de ses enfants, même si certains le « soucient » plus que d’autres ! Dieu se donne à chacun mais avons-nous été habitués à vivre en sa présence ? Car notre foi n’est rien d’autre qu’une amitié avec Dieu et une amitié se construit pas à pas, durant toute une vie. L’agonie manifeste la mesure de notre communion avec Dieu. Si ma vie durant, j’ai vécu dans cette tendre proximité avec mon Dieu, je suis plus fort pour entrer dans mon agonie car la solitude est déjà vaincue. Je sais déjà d’expérience qu’il ne m’abandonnera pas, que mon nom est écrit dans la paume de sa main (Is 49). À l’inverse, si je n’ai pas auparavant fortifié cette relation d’amour filial avec Dieu au cours de ma vie, je peux être assailli par des angoisses bien naturelles, ou même par le désespoir. Notons en passant que jusqu’à une période récente, le chrétien priait pour être « préservé d’une mort subite », afin d’avoir le temps de l’agonie pour se préparer une dernière fois à rencontrer son Créateur.
Le moment du jugement personnel
Sur le plan théologique, ce moment de la mort physique correspond donc pour l’âme à son jugement particulier, dans l’attente de la fin des temps. Durant ce jugement particulier, à l’instant de la mort, se détermine notre destin éternel. Si Dieu, dans son infinie liberté et miséricorde, peut faire à qui Il veut la grâce d’une ultime décision de conversion juste avant sa mort, la mort met cependant fin à la vie de l’homme comme temps ouvert à l’accueil ou au rejet de la grâce divine manifestée dans le Christ.
Elle marque la séparation de notre âme (notre principe spirituel) et de notre corps (matériel). La Commission théologique internationale (qui dépend de la Congrégation pour la doctrine de la foi) précise alors le destin de l’âme séparée : « En acceptant fidèlement les paroles du Seigneur rapportées en Mt 10,28, l’Église affirme la continuité et la survie, après la mort, d’un élément spirituel doté de conscience et de volonté, de sorte que subsiste le même « moi » humain, manquant cependant de ce complément qu’est son corps » (Questions actuelles sur l’eschatologie, 1992). Celle-ci reçoit sans tarder sa rétribution éternelle, dit le Catéchisme (n. 1022) : « Chaque homme reçoit dans son âme immortelle sa rétribution éternelle dès sa mort en un jugement particulier qui réfère sa vie au Christ, soit à travers une purification, soit pour entrer immédiatement dans la béatitude du ciel, soit pour se damner immédiatement pour toujours. ».
Ainsi, « doué d’une âme immortelle, l’homme peut, dès sa mort, rencontrer son Créateur et Seigneur » (Catéchisme des évêques de France, 658). Déjà en 1336, Benoît XII (dans Benedictus Deus) insistait sur le fait que l’âme du saint ne tombait pas dans un sommeil (comme le pensera Luther) jusqu’à la résurrection du corps à la fin des temps, mais voit Dieu face à face, sans intermédiaire et sans délai. C’est du reste la promesse du Christ au bon larron : « Aujourd’hui, tu seras avec moi en Paradis » (Lc 23, 43).
En pleine conscience
Durant ce jugement, la conscience, dégagée de toutes ses ignorances et de ses dissimulations et éclairée de l’illumination divine propre à la mort, reconnaît son état personnel en pleine vérité. Mettant un terme à ce qu’aura été notre vie et la totalité de notre histoire, avec ses mérites et démérites, notre mort nous récapitule alors tout entier et dégage ce qu’aura été l’option fondamentale de notre histoire (le salut ou la damnation) : cette option, Dieu la discerne avec justice et miséricorde. Saint Jean Damascène (repris par saint Thomas d’Aquin) explique que « ce que la mort est pour les hommes, la chute l'est pour les anges, car après la chute il n’y a pas pour eux de conversion, ni pour les hommes après la mort ». Cela ne veut pas nécessairement dire que l’homme touche le stade définitif de son destin à l’instant même. L’Église dans son enseignement sur « les fins dernières » distingue ce jugement individuel (ou particulier) du jugement dernier (voir plus loin).
La vie éternelle nous est déjà acquise par le Christ, chemin unique vers le Père : il a acquis pour chacun de nous une place au ciel, une place qui nous attend. À nous d’accepter son Salut sans tarder.
Notons enfin que les expériences de mort imminente (EMI ou NDE) vécues par de nombreuses personnes sur tous les continents depuis que les techniques de réanimation se sont améliorées corroborent parfaitement ces éléments énoncés par la doctrine chrétienne (sortie du corps, pleine conscience, lumière et bien-être infini, rencontre personnelle avec un être d’amour).
Vie éternelle et damnation ne sont pas équivalentes
Il est important de préciser que Salut et damnation ne sont pas deux voies qui se présenteraient également à l’homme. Nous fûmes créés pour la vie et la vie en abondance (Jn 10, 10), même si demeure la possibilité de la perdition. La vie éternelle nous est déjà acquise par le Christ, chemin unique vers le Père : il a acquis pour chacun de nous une place au ciel, une place qui nous attend. À nous d’accepter son Salut sans tarder. La possibilité de l’enfer existe cependant et il est très important de la maintenir car elle est la condition d’un choix libre (salut ou damnation). L’Église prie pour qu’il n’y ait pas d’âmes en enfer (les anges rebellés contre Dieu y sont déjà). Par ailleurs, la Vierge Marie à Fatima lance un appel pressant pour « prier et se sacrifier » pour les âmes qui vont en enfer. La possibilité de l’enfer est quelque chose de bien réel.
Le purgatoire
L’âme qui a choisi l’amour de Dieu peut cependant nécessiter d’être purifiée davantage. C’est le purgatoire, qui apparaît comme un processus interne et nécessaire de transformation de l’homme, par lequel ce dernier se rend capable de Dieu, et de la communion des saints. Le purgatoire n’est pas une troisième voie intermédiaire entre le Salut et la damnation. Il est définitivement du côté du Salut mais pour l’âme qui nécessite encore une purification finale pour être capable de Dieu.
Ce n’est pas non plus une salle d’attente ou une « sorte de camp de concentration dans l’au-delà, où l’homme devrait subir des châtiments qui lui seraient imposés d’une manière plus ou moins positive » (J. Ratzinger, La Mort et l’au-delà, p. 238). Le purgatoire est l’état que vit l’âme encore imparfaite en présence de Dieu. « Ceux qui meurent dans la grâce et l'amitié de Dieu, mais imparfaitement purifiés, bien qu'assurés de leur salut éternel, souffrent après leur mort une purification, afin d'obtenir la sainteté nécessaire pour entrer dans la joie du ciel. L'Église appelle Purgatoire cette purification finale des élus qui est tout à fait distincte du châtiment des damnés », définit le Catéchisme (n. 1030 et 1031). Il s’appuie notamment sur de nombreux versets bibliques, notamment 1 Co 3, 15 : « Si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu. » Il est donc un processus interne et nécessaire de transformation de l’homme, par lequel ce dernier devient capable du Christ, capable de Dieu et par la suite capable de s’unir à toute communion des saints.
À l’instant de la mort, l’âme (séparée du corps) parait sans fard dans la pleine lumière du Christ. Nos vies sont alors référées à Lui, le « Parfait Adam » (c’est le jugement particulier, cf. 2 Co 5.10). Nombre d’entre nous ne seront pas suffisamment prêts à vivre en sa présence, et c’est en cela que cette présence, bien qu’aimante, sera douloureuse. C’est ce feu de la purification dont parle Paul. Le purgatoire n’est donc pas une chambre d’attente, une pénitence préalable à la vision de Dieu, mais il est cette vision même, encore douloureuse cependant du fait d’une condition encore pécheresse du sauvé. En purgatoire, cette vision de Dieu est ressentie comme une peine autant que comme un bienfait. Comme une violence faite à notre impureté et cette violence purifie la personne de ses impuretés.
Et si le Christ était ce feu purifiant ?
De plus en plus de théologiens, s’appuyant sur la Tradition, pensent que c’est bien la présence même du Seigneur qui purifie et non l’attente de cette présence dans un « lieu » séparé du ciel. Cette longue citation de l’encyclique de Benoît XVI, Spe Salvi (47), résume parfaitement ce propos :
« Certains théologiens récents sont de l'avis que le feu qui brûle et en même temps sauve est le Christ lui-même, le juge et sauveur. La rencontre avec lui est l'acte décisif du jugement. Devant son regard s'évanouit toute fausseté. C'est la rencontre avec lui qui, nous brûlant, nous transforme et nous libère pour nous faire devenir vraiment nous-mêmes. Les choses édifiées durant la vie peuvent alors se révéler paille sèche, vantardise vide et s'écrouler. Mais dans la souffrance de cette rencontre, où l'impur et le malsain de notre être nous apparaissent évidents, se trouve le salut. Le regard du Christ, le battement de son cœur nous guérissent grâce à une transformation certainement douloureuse, comme “par le feu”. Cependant, c'est une heureuse souffrance, dans laquelle le saint pouvoir de son amour nous pénètre comme une flamme, nous permettant à la fin d'être totalement nous-mêmes et avec cela totalement de Dieu. Ainsi se rend évidente aussi la compénétration de la justice et de la grâce : notre façon de vivre n'est pas insignifiante mais notre saleté ne nous tache pas éternellement, si du moins nous sommes demeurés tendus vers le Christ, vers la vérité et vers l'amour. »
Le banquet de noce et l’éblouissement de l’âme
Deux images décrivent bien le purgatoire. Une première image, présente dans les paraboles de l’Évangile, est celle du banquet de noces. Nous y sommes invités, nous y avons une place, mais notre robe est encore tachée, souillée. Notre joie est donc partagée : certes, nous sommes dans la présence du Bien Aimé, mais cette présence même, par sa splendeur et le banquet qui l’entoure, nous fait réaliser que nous aurions dû nous préparer, nous laver et nous habiller autrement. À l’image du Bon Père de la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15), Dieu nous revêt des vêtements du Salut et nous presse d’entrer célébrer mais nous pouvons sans peine imaginer la joie mêlée de contrition, peut-être de honte aussi, du fils prodigue, assis à la table du Père.
Le purgatoire serait comme un éblouissement douloureux, mais temporaire. Si nous restons un long temps dans une obscurité totale et que d’un seul coup nous sortons dehors, dans la pleine lumière du soleil de midi, nos yeux sont éblouis et souffrent, le temps pour eux d’une adaptation à cette pleine lumière du jour.
Une seconde image m’est plus personnelle (Ce qui nous attend après la mort, p. 99). Le purgatoire serait comme un éblouissement douloureux, mais temporaire. Si nous restons un long temps dans une obscurité totale et que d’un seul coup nous sortons dehors, dans la pleine lumière du soleil de midi, nos yeux sont éblouis et souffrent, le temps pour eux d’une adaptation à cette pleine lumière du jour. Cet aveuglement peut durer longtemps et la douleur peut être très vive, selon le degré d’obscurité où nous vivions auparavant. Le purgatoire est ce temps d’éblouissement douloureux de notre être au sortir des ténèbres du péché, et exposé à la pleine lumière du Christ — « Lumière née de la Lumière » — lumière à laquelle notre vie terrestre n’a pas suffi à nous habituer. La présence du Christ qui la comble de joie est encore en quelque sorte douloureuse, non tant que Dieu la punisse mais plutôt qu’elle n’est pas préparée pleinement à cette lumière.
Un éternel présent
La question de l’écoulement du temps au purgatoire est très compliquée : nous sommes des êtres temporels et il nous est très difficile d’en faire abstraction pour nous penser hors du temps, dans « l’Éternité ». Cette dernière n’est certainement pas une succession à l’infini d’années, de siècles et de millénaires… une telle vision de l’éternité serait angoissante. Elle est davantage à comprendre comme un éternel présent, où toute attente (qui marque si fortement le vécu de notre temporalité ici-bas) n’existe plus, car nous sommes comblés dans le plus profond de notre être même par la présence de Dieu.
Nous faisons du reste déjà l’expérience ici-bas de la subjectivité du temps : les moments heureux, comblés d’amour, passent vite car nous y sommes tout entiers dans le présent, vivant chaque minute pour elle-même. Au contraire, les moments difficiles, de solitude, de maladie, d’ennui semblent ne jamais vouloir s’écouler. Nous affirmons donc qu’il y a une corrélation immédiate entre le temps et l’amour. Le présent se féconde de la présence (aimée). Quand la présence est absolue, le présent l’est aussi : c’est l’éternité. Comblés par la présence de Dieu, nous serons dans un présent où nous n’aurons plus rien à attendre, un présent qui englobe donc tout l’avenir : un éternel présent. Le Nouveau Testament appelle "kairos" de tels moments favorables où Dieu visite le temps des hommes et le remplit de sa présence. Grégoire de Nysse a ces mots magnifiques : « Nous irons de commencement en commencement jusqu’à des commencements qui n'auront pas de fin. »
La Parousie et le jugement dernier
L’Église, et la Création toute entière, attend le retour définitif du Christ. Ce retour ne sera pas semblable à sa première venue (son Incarnation). Il s’agit d’un retour « en gloire », tel que tout homme, croyant ou non, le reconnaîtra. Ce retour marquera la fin des temps (c'est-à-dire la fin de l’Univers tel que nous le connaissons), la manifestation finale de Dieu — « Dieu sera alors tout en tous » (1 Co 15, 28) — et sa victoire définitive sur le péché et la mort : « Le dernier ennemi vaincu sera la mort » (1 Co 15, 26). Nul ne connaît le jour ni l’heure de ce retour (Mc 13, 35) ; nous savons simplement qu’il sera précédé par de nombreux signes souvent apocalyptiques.
Pour chacun d’entre nous, c’est alors le Jugement dernier (ou universel). Nos actes et leurs conséquences après notre mort paraissent devant Dieu. Voici comment Joseph Ratzinger explique le rapport entre le jugement individuel dont nous avons parlé (au moment de la mort) et ce jugement dernier ou universel :
« Bien que la mort fixe la vérité définitive de tel homme, il y aura quelque chose de nouveau quand le monde cessera de souffrir de toute faute, quand donc, pour ainsi dire, toutes les conséquences des actes de cet homme seront tirées, quand sa place dans l’ensemble sera enfin définitivement fixée. Ainsi, pour l’individu, la fin de tout n’a rien d’extérieur à lui, c’est au contraire une réalité qui le touche au plus intime de lui-même » (La Mort et l’au-delà, p. 214).
C’est seulement à la fin des temps que toutes les conséquences de nos actions (bonnes ou mauvaises) auront fini de porter du fruit, et pourront être jugées. Pensez par exemple à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : à sa mort à 24 ans, le 30 septembre 1897, elle n’avait pas fait « grand-chose » sinon être une bonne petite carmélite à Lisieux et écrire un récit autobiographique. C’est déjà pas mal, pourrait-on dire (!), mais ce n’est rien en comparaison du bien qu’elle a fait depuis, par son livre et cette petite voie de sainteté qu’elle a ouverte et offerte à l’Église et qui a touché depuis des centaines de millions de vies chrétiennes. Sainte Thérèse est du reste devenue docteur de l’Église à juste titre. C’est cela qui sera pris en compte pour elle au jugement dernier. « Mon ciel, je le passerai à faire du bien sur la terre », prophétisait-elle.
La résurrection des corps face à la mort
C’est également le moment de la « résurrection des corps », si difficile à comprendre. Comment les corps ressusciteront ? Avec quelle matérialité ? « Concernant la matérialité de cette résurrection, presque tout demeure en suspens. On affirme avec insistance qu’elle est “tout autre chose”… », écrit encore Joseph Ratzinger (La Mort et l’au-delà, p. 178), qui demande aux théologiens de se garder de toute spéculation hasardeuse sur le sujet. Le texte de référence le plus commun est ici 1 Co 15, 43, où saint Paul décrit nos corps ressuscités comme incorruptibles, glorieux, immortels, animés par l’Esprit saint, et surtout à l’image du nouvel Adam, donc à l’image du corps glorieux du Christ. Ce dernier, le Christ le rassemble peu à peu dans son Église (qui est son « corps mystique », la communion de tous les saints), nourrie de son Corps eucharistique (« Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » dit Jésus, en Jn 6,56).