L’allégorie de l’orchestre désigne le monde où chacun joue sa partition. Mais comment trouver sa juste place dans la symphonie de l’ensemble ?Les amateurs de musique connaissent peut-être l’extraordinaire musicologue Christian Merlin qui partage sa science et son enthousiasme, de façon très pédagogique et bienveillante, sur une station de radio consacrée à la musique classique : son émission intitulée « Au cœur de l’orchestre » reprend le titre d’un de ses ouvrages. L’orchestre est un monde fascinant et, de plus, très allégorique de notre monde : nous sommes tous participants de l’orchestre symphonique et philharmonique de l’univers.
L’orchestre grec était réservé, entre la scène et les gradins, aux danseurs et chanteurs du chœur, si central dans le théâtre antique. À Rome, il sera l’espace privé des sénateurs et des magistrats, séparés ainsi de la populace. Notre orchestre actuel est récent, surtout avec un chef à sa tête. Sans ce dernier, il ne serait que cacophonie et juxtaposition sans harmonie d’instruments et de musiciens multiples.
Une société en miniature
Le parallèle et les concordances avec notre monde sont étonnants, pour le meilleur et pour le pire. Un orchestre est une société en miniature, pas une démocratie moderne d’ailleurs mais plutôt l’héritière de l’aristocratie athénienne. Le chef en est le maître, comme l’indique son titre, mais chaque instrumentiste, y compris le moins actif lors d’un concert, y joue un rôle irremplaçable. La perfection d’interprétation, tout au moins celle à laquelle l’orchestre tend tout entier, est le moteur de cette société idéale où le bien commun doit prendre le pas sur les intérêts et les goûts particuliers.
Chacun doit s’effacer en partie devant les autres, et c’est cette humilité collective qui, sous l’autorité d’un chef qui est roi, produit les meilleurs résultats. Il n’est pas étonnant que les anges du Paradis soient souvent vus comme des musiciens chantant la gloire divine. En fait, l’abnégation est une pièce essentielle de cet enchevêtrement de talents si divers. Celui qui n’en ferait qu’à sa tête, qui ne jouerait que pour lui, que pour son plaisir — même avec génie, ferait fausse route et conduirait l’ensemble à la catastrophe.
La plénitude dans le renoncement
Un orchestre de qualité est composé de renoncements juxtaposés. Cela peut être transposé dans le domaine spirituel. Le jésuite Joseph de Guibert précisa, dans l’article « Abnégation » du Dictionnaire de Spiritualité (Beauchesne) : « Qu’on étudie la vie des “saints manqués”, je veux dire prêtres, religieux et simples fidèles, fervents et zélés, pieux et dévoués, mais qui cependant n’ont pas été des saints tout court : on constatera que ce qui a manqué, ce n’est ni une vie intérieure profonde, ni un sincère et vif amour de Dieu et des âmes, mais une certaine plénitude dans le renoncement. Aimer Dieu, Le louer, se dévouer, se fatiguer, se tuer même à Son service, autant de choses qui attirent les âmes généreuses, mais mourir totalement à soi, obscurément, dans le silence intime de l’âme, se déprendre, se laisser détacher à fond de tout ce qui n’est pas Dieu, voilà l’holocauste secret devant lequel reculent la plupart des âmes, le point exact où leur chemin bifurque entre une vie fervente et une vie de haute sainteté. »
Si l’égoïsme l’emporte, le morceau joué sera peut-être génial, pris en soi, mais discordant au sein de l’orchestre de la communauté des hommes.
Les cordes, les bois, les cuivres, les timbales, les percussions, la harpe, les intrus même, tous les instruments jouent leur partition et le style dépend du talent de l’instrumentiste et des directives du maestro. La condition essentielle est cette abnégation qui doit habiter chaque note. Dans la vie individuelle, chaque personne joue d’une multitude d’instruments, produisant des sons plus ou moins justes selon l’état de vertu. Plus le renoncement à soi est profond, renoncement à vouloir briller ou s’imposer, plus la vie est purifiée, traçant des sillons dans le champ de la charité. Si l’égoïsme l’emporte, le morceau joué sera peut-être génial, pris en soi, mais discordant au sein de l’orchestre de la communauté des hommes.
Obéir à la réalité
Gerard Manley Hopkins (1844-1889), en fils de saint Ignace, écrivit une pièce bijou, à l’hexamètre parfait : Sur une pièce de musique. Il y souligne cette part de renoncement, de soumission au réel qui, justement crée la liberté : « Tout se noue dans une œuvre !/ Les membres, comme ils siègent !/ Ô ce chant que l’esprit/ Ait pu ainsi ourdir. […] Pas libre où il [le musicien] croyait/ Pouvoir libre jouer :/ Jeta comme il fallut/ Jeter puis se soumit. » Un vrai chef est celui qui obéit à la réalité, qui accueille les êtres tels qu’ils sont afin, dans un second temps, de les aider à extraire ce qu’ils possèdent de meilleur en eux. Il s’agit d’une fidélité à la lettre de la réalité, car la lettre ne tue pas toujours, et ici, elle est source de vie. Le grand chef d’orchestre Arturo Toscanini mettait au centre de son art la fidélité à ce qui était écrit, avant de penser à une interprétation personnelle : Com’è scritto — « Comme c’est écrit » était sa devise inébranlable. Dans l’existence, alors que nous interprétons une partition avec une liberté somme toute relative, rien n’est écrit d’avance bien entendu mais il est attendu que nous respections une certaine logique, une certaine marche des choses, un héritage qui nous précède.
L’autorité du maître
Il est certes banal de redire que chacun doit occuper sa place. En revanche, il est utile de préciser de nouveau qu’il s’agit d’occuper toute sa place, et non point seulement une partie. Une fausse modestie serait tout aussi préjudiciable que l’arrogance et la prétention à déborder sur la partition des autres. Tout est question d’équilibre afin d’atteindre l’harmonie, éternel tâche des vertus dans leur exercice patient et journalier. Si les timbales veulent s’imposer à la place de violoncelles, si le premier violon s’efface devant le triangle, la cacophonie et la laideur prendront la place de la beauté chèrement acquise. Aucun instrument ne doit jalouser ses voisins car ils ont chacun leurs caractéristiques, leur tempérament. Même lorsqu’ils se taisent, semblant être inutiles et inactifs, ils remplissent encore leur rôle et leur silence s’inscrit au sein de l’œuvre jouée. Le chef lui-même doit être humble dans sa manière de diriger sans écraser les talents de chaque instrumentiste.
Plus que jamais notre monde, notre pays ont besoin de musiciens qui empoignent sans peur et sans réserve leurs instruments pour la gloire de Dieu.
Herbert von Karajan déclarait : « L’art de diriger consiste à abandonner la baguette pour ne pas gêner l’orchestre. » Le maestro est bien là, indispensable mais il ne doit pas brider son orchestre mais plutôt l’aider dans sa course. Gustave Flaubert avait bien vu la ressemblance qui nous lie à l’orchestre : « Orchestre : image de la société. Chacun fait sa partie et il y a un chef. » Certes, mais le chef ne peut pas être un tyran, sinon, personne ne l’écoutera. L’autorité du maître, y compris lorsqu’elle s’exprime par quelques brutalités verbales, ne cherche pas à faire plier mais à libérer toutes les potentialités de son orchestre.
La partition de Dieu
Paul Claudel, musicien du verbe, avait adopté comme devise cette phrase du Livre de l’Ecclésiastique : Non impedias musicam — « N’empêchez pas la musique », ceci pour souligner que chaque doit trouver sa juste place dans la symphonie ou dans l’opéra du monde, et essayer ensuite de jouer le plus juste possible, le plus près possible de la partition originale, celle voulue par Dieu. Dans cet ensemble, certains sont plus doués que d’autres et ont pour tâche d’emboucher les cuivres de la justice et de la charité. Léon Bloy écrivait à son sujet : « Ma trompette, à moi, est jumelle et pourvue de deux embouchures, l’une pour le haro, l’autre pour l’hosanna. » Plus que jamais notre monde, notre pays ont besoin de musiciens qui empoignent sans peur et sans réserve leurs instruments pour la gloire de Dieu.
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