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Le « savoir vivre », art de la vie intérieure

Salon de Madame Geoffrin, par Lemonnier, château de la Malmaison

Salon de Madame Geoffrin, par Lemonnier, 1812, château de la Malmaison.

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Jean-François Thomas, sj - publié le 01/12/19
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Dans le « Grand Théâtre du Monde », un lieu complexe et dangereux, le savoir-vivre est d’abord l’art de guider sa vie intérieure. Un art qui s’apprend et se cultive. Savoir vivre ne se limite pas au savoir-vivre. Il ne suffit pas d’être poli et courtois, de savoir se tenir en société, d’être un beau parleur séduisant, de briller dans les salons, ceux du XVIIIe siècle ou ceux, bien différents, de notre époque. Savoir vivre est un art qui réclament bien des figures qui se dessinent peu à peu, au cours des ans, à condition que le temps ne soit pas gâché en fariboles et en divertissement inutile et stérile. 

Vivre ou posséder ?

Pendant des siècles, ceci depuis l’Antiquité, l’homme de bien s’est toujours appliqué à vivre de bonne façon, à comprendre le sens de sa vie, à la diriger vers un but précis, à l’élever du bourbier qu’est trop souvent le monde. Le phénomène est tout à fait contemporain de donner plutôt la priorité à la réussite matérielle, à l’obtention de diplômes, à l’organisation obsessionnelle de ses loisirs, toutes choses légitimes si elles sont rangées à leur juste place mais destructrices si elles deviennent la préoccupation quotidienne et unique. Les catholiques, pour la plupart, n’échappe pas à ce déplacement qui est une dérive.


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Plus que leur apprendre à vivre en hommes justes, les parents focalisent l’éducation de leurs enfants sur l’avenir professionnel, influencés en cela par la pression extérieure. Comme si le « bonheur » dépendait avant tout de l’importance d’un salaire ou d’une position sociale ! Il faut dire que les grands éducateurs que furent les jésuites ou les oratoriens par exemple, ont presque tous disparu ou bien, lorsqu’ils demeurent dans quelques établissements, se soucient plus de correspondre au monde extérieur qu’au développement de l’homme intérieur. 

Corriger et se corriger

Elle est très loin l’époque où, à chaque état de vie, correspondait une nourriture spirituelle appropriée, telle celle proposée par saint François de Sales dans son Introduction à la vie dévote. Par exemple, au sujet de la correction que nous devons poursuivre pour purifier nos fautes, il écrit : 

« Croyez-moi, comme les remontrances d’un père, faites doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que les colères et courroux ; ainsi, quand notre cœur aura fait quelques fautes, si nous le reprenons avec des remontrances douces et tranquilles, ayant plus de compassion de lui que de compassion contre lui, l’encourageant à l’amendement, la repentance qu’il en concevra entrera bien plus avant, et pénétrera mieux que ne le ferait une repentance dépiteuse, irritée et tempétueuse… Relevez donc votre cœur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu pour la connaissance de votre misère, sans nullement vous étonner de votre chute, puisque ce n’est pas chose admirable que l’infirmité soit infirme, et la faiblesse faible, et la misère chétive. Détestez néanmoins de toutes vos forces l’offense que Dieu a reçue de vous, et avec grand courage et confiance en sa miséricorde, remettez-vous au train de la vertu que vous aviez abandonnée. » 

Il est bien rare que les éducateurs aujourd’hui, à commencer dans la famille, dont ce serait pourtant la tâche principale, se penchent longtemps sur la façon dont un être peut devenir plus humain, répondre à ce qu’il est par son origine divine, en l’aidant à cultiver l’homme intérieur. Il ne suffit pas d’assister à la messe dominicale ou de réciter sa prière du soir pour apprendre à vivre mieux, à savoir vivre.

Être digne d’un roi en toutes choses

Dans son étonnant Art et Figures du succès – Oracle manuel rédigé en 1647, le jésuite Baltasar Gracian propose des aphorismes pour savoir vivre les uns avec les autres, quel que soit le statut social — car il ne s’adresse pas ici uniquement à l’homme de cour mais à tous, quel que soit le niveau d’instruction ou les responsabilités dans la société civile. Il est pragmatique, ce que lui reprocheront ses ennemis. Il constate que chacun vit dans le « Grand Théâtre du Monde », un lieu complexe et dangereux où il faut user de prudence et où l’homme extérieur ne peut survivre sans l’homme intérieur, et inversement. Il ne considère pas comme Pascal que « le moi est haïssable », mais qu’il lui faut apprendre à vivre en harmonie avec les autres en cultivant en même temps une réalisation personnelle (qui n’est pas celle des gains obtenus en Bourse). Très sagement, et dans le même temps de façon très ambitieuse pour chaque être humain, il parle ainsi de la grandeur accessible à tous : 

« À chacun la dignité à sa mesure. Que toutes vos actions soient sinon d’un roi, du moins dignes d’un roi, selon votre classe ; agir en roi, dans les limites de votre état bien compris : grandeur dans les actes, élévation dans les pensées. Soyez roi en toutes choses, sinon en effet, du moins en mérite, car la véritable souveraineté consiste dans l’intégrité des mœurs ; qui peut en être un exemple n’a pas à envier la grandeur. Il convient spécialement à ceux qui sont voisins du trône d’attraper quelque chose de la véritable supériorité ; qu’ils participent plutôt des qualités de la majesté que des cérémonies de la vanité, sans aspirer à l’imperfection de l’enflure mais à la consistance de la substance » (103).

Craindre la « pose »

Encore faut-il bien sûr que ceux qui occupent les postes de « grandeur » en ce monde possèdent encore quelque substance qui puisse inspirer et servir de modèle, ce qui n’est, hélas, plus tellement le cas, dans des sociétés où « l’enflure » et « la vanité » occupent désormais les premiers sièges. Le principe, en tout cas, demeure intact et valable pour tous les âges et sous toutes les latitudes. Chacun peut guider sa vie afin d’y régner comme un roi sage et avisé, patient avec lui-même et compatissant envers les autres. Il faut craindre « la pose », à savoir ces artifices qui parent l’homme de faux semblants, qui l’étourdissent dans la mode, la médiocrité, la vulgarité, l’esprit courtisan, bref la sottise qui est souvent décorée de toutes les apparences d’une réussite dite sociale.


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Gracian souligne de façon humoristique : « L’homme qui pose nous pèse ; il y a des nations affligées de cette maladie. La robe de cérémonie de la sottise est cousue de ces petits points, idolâtres de leur honneur dont on voit qu’il ne tient qu’à un fil puisqu’ils sont perpétuellement à craindre un accroc » (184). Le spectacle journalier de la sottise internationale, nationale, régionale, locale, communautaire ne doit pas conduire l’homme au repli sur lui-même et à la misanthropie. Il faut se jeter dans le bain, mais en apprenant à nager, parfois à contre-courant, tout en cultivant cette hauteur d’âme qui fut, pendant des générations, une caractéristique du chrétien et des sociétés chrétiennes. Gracian poursuit : 

« Être grand dans ses manières, veillant à agir avec noblesse. L’homme grand ne doit pas être petit dans ses actes. Il ne doit pas chercher les broutilles des choses, et encore moins aux désagréables car, bien qu’il soit utile de tout remarquer en passant, cela ne l’est pas de s’y arrêter sciemment. On doit d’ordinaire survoler noblement les faits, marque de l’élégance. […] On doit passer sur beaucoup de choses en famille, entre amis et encore plus entre ennemis. Être vétilleux à l’excès est ennuyeux, caractère pesant. Remuer sans fin une contrariété est une sorte d’obsession. Généralement, chacun se comporte en fonction de son cœur et de sa capacité » (88).

Mener sa barque

Savoir vivre, en chrétien, est une œuvre jamais achevée car le dernier acte interrompra ce qui était en cours d’écriture. L’homme n’étant pas celui qui écrit le mot final se doit pourtant de mener sa barque vers cet ultime paraphe rédigé de main divine. Se laisser porter par le vent n’est certes pas un choix judicieux, sauf à vouloir tourner le dos à ce que Dieu attend de nous. Il faut, en partie, se conformer provisoirement à la marche du moment puisque nous vivons dans le monde, mais sans jamais y sacrifier l’exercice des vertus qui nous rend semblable au Christ. Gracian, à ce sujet, en perdrait même son enthousiasme habituel : 

« […] Accommodez-vous au présent, même si le passé vous semble meilleur, tant pour les parures du corps que pour celles de l’âme. La vertu fait exception dans cette règle de vie, car il faut la pratiquer en tous temps. On ne sait plus ce qu’est la vérité et tenir sa parole semble chose révolue ; les hommes bons semblent d’un autre âge, de sorte que, s’il en existe encore, on les aime toujours, mais on ne les imite plus. Malheureux siècle où la vertu semble insolite et le vice si normal ! Que le sage vive comme il peut s’il ne peut vivre comme il veut. Qu’il estime meilleur ce que le sort lui a concédé que ce qu’il lui a refusé » (120). 


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Il serait de nos jours bien surpris en constatant que l’homme a plutôt régressé dans la pratique des vertus et que son savoir vivre n’a pas progressé. Chamfort écrira plus tard dans ses Maximes, pensées, caractères et anecdotes : « L’opinion est la reine du monde parce que la sottise est la reine des sots. » Pourtant la sagesse se cultive dans ce monde gouverné par l’ambition, la vanité, la bêtise, le vice. Ne provenant pas du monde, elle y est enfouie comme un ferment qu’il faut découvrir, à condition de ne pas se laisser emporter par ce que le monde impose de plus mauvais et de plus bête. Enseigner à savoir vivre devrait être la priorité de toute éducation. Le modèle est sous nos yeux, sur la Croix.

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