"Au XIXe siècle, la société était obsédée par le savoir, au XXe par le pouvoir, au XXIe c’est le royaume de l’argent", constate le père Geoffroy Marie, prieur de Notre-Dame de Cana, à Troussures (Oise), qui prêche des retraites de couples depuis vingt-cinq ans. L’influence de la société de consommation sur les couples n’a jamais été aussi forte. "Ceux qui ne parlent pas d’argent peuvent respirer la pollution sans s’en rendre compte", précise le prêtre. Le rapport à l’argent doit être abordé dès les fiançailles, selon le prieur, car "cette question capitale cache une dimension anthropologique". À tel point que les prêtres ajoutent de plus en plus souvent un module sur ce thème dans leurs parcours de préparation au mariage. L’argent est-il fait pour être dépensé, accumulé, transmis ? Comment mettre cette préoccupation à sa juste place ?
Avant même l’engagement, le choix du contrat de mariage révèle les aspirations de chacun. Dans le régime de la communauté, le plus cohérent, car il traduit financièrement l’indissolubilité du mariage, les deniers acquis pendant la vie conjugale sont partagés à parts égales entre les époux. Dans le régime de séparation de biens, en revanche, chacun reste propriétaire de ce qu’il gagne. Les fiancés devraient parler de ce que leur inspire le contrat choisi car l’un des deux peut mal le vivre et y lire une certaine défiance vis-à-vis du couple. "En cas de problème, il veut que l’argent reste dans la famille", avait interprété une jeune épouse en apprenant que son fiancé s’orientait vers une séparation de biens. Elle fut rassérénée quand le jeune homme, qui créait une entreprise, lui a expliqué qu’il ne choisissait ce contrat que pour la protéger en cas de faillite.
La femme qui choisit de rester à la maison en se privant d’un salaire est un point également de plus en plus évoqué dans les conflits conjugaux.
En guise de réflexion, les couples se contentent de répondre à la question : "Qui paie quoi ?". Quand l’enfant paraît, la question pour l’un des conjoints de rester au foyer est-elle vraiment abordée ou taboue ? Aldo Naouri, spécialiste des relations intra familiales, y consacre une place importante dans son ouvrage, Les Couples et leur argent. Pour lui, l’arrivée des femmes sur le marché du travail a opéré "un changement brutal dans les mentalités de nos semblables, hommes ou femmes, qui n’a pas encore été tout à fait digéré".
La femme qui choisit de rester à la maison en se privant d’un salaire est un point également de plus en plus évoqué dans les conflits conjugaux que rencontre Sabrina de Dinechin, présidente de l’Association des médiateurs familiaux chrétiens. La médiatrice doit user de tout son art pour que les couples comprennent qu’"on ne participe pas seulement aux besoins du ménage en apportant de la monnaie sonnante et trébuchante, mais aussi à travers le quotidien, notamment tous les soins qu’une mère peut prodiguer à son enfant : soins, courses, temps… " Une mère qui ne gagne pas d’argent devrait pouvoir dépenser celui gagné par son mari, et même tenir les cordons de la bourse commune, chacun apportant sa spécificité au sein de la famille.
Que le compte soit commun ou que des versements compensatoires se mettent en place, "il n’y a pas d’équité financière objective dans un couple", prévient la médiatrice familiale Véronique Gervais. C’est là tout le problème. L’argent ne représente pas toujours la même chose pour les deux époux. D’abord, avoir eu ses propres parents dispendieux ou économes peut avoir une incidence sur la manière de considérer l’argent. Il s’agira alors pour les époux de "se déraciner de leurs lieux d’origine pour s’enraciner enfin ensemble", explique Aldo Naouri.
Ensuite, l’argent peut avoir une portée symbolique différente. Un homme très occupé peut compenser son absence en comblant sa femme financièrement, par exemple. "L’argent est plus que l’argent, analyse la médiatrice familiale. Ce n’est pas forcément de la mesquinerie, s’agripper pour dix euros peut répondre à une demande de réparation, un besoin de sécurité, une manière de s’affirmer, d’exister aux yeux de l’autre." L’argent peut représenter le succès, le pouvoir ou un gage de sécurité. L’un peut trop travailler, parce qu’il a besoin de valorisation, l’autre par manque de sécurité affective. Si les couples allaient creuser à la source de leurs désaccords financiers, ils pourraient mieux se comprendre.
D’autant que toute la vie conjugale est jalonnée de dilemmes financiers, comme le constate Dominique Larricq, animatrice de l’équipe nationale de couples Tandem : "Voyager ou aider un proche ?", "Acheter ou placer un héritage ?". "Une fois que chacun est au clair avec son rapport à l’argent, on peut réfléchir en couple à son juste usage commun", explique Flore Barbet-Massin, coordinatrice du parcours Zachée.
Ce programme d’auto-formation de treize soirées à la doctrine sociale de l’Église, avec enseignements et groupe de partage, propose notamment des exercices pratiques. En identifiant leurs "possessions futiles et fertiles", Flore et Christophe ont, par exemple, "réalisé ce qui les encombrait". Connaissant mieux leurs points faibles mutuels, ils peuvent davantage se comprendre et s’entraider à ne pas tomber dans leurs travers. Flore résiste davantage à "la thérapie par le shopping", comme elle le dit avec humour, Christophe s’oblige à tenir davantage les comptes pour la sécuriser. Ensemble, ils apprennent à "savoir où mettre le curseur" entre dépense et thésaurisation…
Les choix financiers du couple vont montrer une adhésion à l’esprit du monde, ou au contraire sa mise à distance. C’est là qu’il peut marquer concrètement ses priorités. "Renoncer à sa retraite ou payer les études des enfants ?", les deux parties peuvent diverger. Face aux impasses, le père Geoffroy-Marie renvoie à une question plus fondamentale : "Est-ce que l’utilisation de mon argent va me permettre de devenir ce que je suis, par rapport à ma personne, à mon conjoint ou à notre couple ?". Qu’il gère la profusion ou le manque, le couple chrétien doit s’interroger sur son rapport à l’argent à la lumière de l’Évangile. Le danger ? "L’idolâtrie", selon le père Geoffroy-Marie, ou quand le rapport à l’argent pèse sur le couple au point d’influencer la place dans la perception du sens même de leur vie.
Un couple ne se définit pas par sa richesse, ou sa pauvreté matérielle, mais parce qu’il est en vérité. Devenir propriétaire va-t-il l’aider à grandir ? Faut-il accepter ce travail mieux rémunéré, mais plus prenant ? Vouloir à tout prix accumuler, même dans le but de transmettre, risque de faire de l’argent un dieu. Et donc de se couper de Dieu.
"Comment trouver un juste usage de l’avoir pour permettre un accroissement de l’être ?", demande le père Geoffroy-Marie, qui a noté qu’"une personne ancrée sur l’être a un rapport plus facile à l’argent, plus détaché". Il "secoue les fiancés" pour qu’ils en parlent et martèle dans ses retraites à Troussures qu’il faut faire le point en couple une fois par an. En effet, "derrière le rapport à l’argent, il y a un rapport à la vie et ceux qui n’en parlent pas mettent entre parenthèses un lieu important de leur vie de couple", précise-t-il.
Le père Geoffroy-Marie enjoint ensuite les époux à se demander comment ils peuvent prendre en considération le danger de l’argent, dénoncé dans la Bible. "Pourquoi Jésus attaque-t-Il tellement les riches ? Pas pour leur compte en banque, mais parce que ces richesses peuvent devenir facilement des aliénations." Les richesses sont neutres, si elles ne touchent ni à l’être ni au bonheur du couple et si elles n’inspirent pas une logique de possession. Se culpabiliser de posséder s’avère stérile, en revanche l’argent peut aider à créer des relations avec d’autres, par le don et le partage. Être mari et femme, n’est-ce pas aussi s’aider à effectuer de bons choix ?
Olivia de Fournas