Sur sa photo de mariage, Sophie, 25 ans, robe blanche, est radieuse aux côtés de Cédric. Bien préparés au mariage, ils semblent avoir tout pour réussir leur vie conjugale. Huit mois plus tard, Cédric percute une voiture : traumatisme crânien. La jeune femme découvre alors un mari différent, avec son cortège de réalités prosaïques : fauteuil roulant, amnésie, troubles spatio-temporels, dépendance, absence d’initiative, obsessions… Comme des millions de personnes dans le monde, cette femme partage la vie d’un adulte handicapé.
En plus de la douleur de voir la personne qu’ils aiment diminuée, ces conjoints valides héritent de la quasi-totalité des responsabilités. Une vie transformée en antichambre médicale, où il faut parfois aussi surmonter la honte d’un conjoint qui gère mal ses émotions en public. Pas évident de garder une place d’époux, quand l’autre a changé de caractère avec le handicap et qu’il demande des soins particuliers.
Accepter l'handicap de son conjoint
Alice, la cinquantaine, s’est dit qu’elle ne tiendrait pas le coup quand le diagnostic d’un mari schizophrène et dépressif est tombé, après huit ans de mariage. Que faire quand celui-ci refuse son état, quand il soumet son conjoint à un certain esclavage, l’obligeant à une présence quasi permanente, allant jusqu’à faire du chantage au suicide quand il s’absente ? Pour tous ces conjoints qui vivent avec un époux porteur de handicap, le premier mouvement peut ressembler à de la sidération, du désespoir ou l’impuissance.
"Comment accepter mon mari, alors qu’il ne correspond plus à celui que j’ai choisi ? Il a tellement changé, comment encore l’aimer ? Comment m’occuper de lui sans me transformer en infirmière ?" Quand l’accident ou la maladie advient après de nombreuses années et que le couple a été suffisamment construit, la tendresse, la loyauté vis-à-vis du passé est plus évidente. Mais beaucoup avouent que l’acceptation du handicap, au moins au début, provient avant tout d’une décision de la volonté. "Je ne pouvais pas l’abandonner, mais j’avoue que la tentation a existé", admet Alice.
"Le plus dur, c’est la vie sociale"
Même si les problèmes logistiques, d’éducation des enfants, affectifs et sexuels, prennent une place importante dans leur nouveau quotidien, ils sont unanimes pour dire que la solitude devient une préoccupation majeure. À l’heure où le droit au bonheur individuel s’érige en valeur première, Alice s’est entendu dire : "Pourquoi vous ne divorcez pas, rester est absurde, masochiste !" L’assistante sociale de Sophie lui a même conseillé de refuser la tutelle de Cédric, de "refaire sa vie". "Le plus dur, c’est la vie sociale", confirme la quadragénaire. L’entourage se délite. Entre les courageux qui "n’ont pas la force de te voir comme ça" et les mondains qui ne trouvent plus d’avantage à la rencontre, les invitations se raréfient pour le couple. "À l’usage, il n’y a que les vrais copains et les vrais chrétiens qui insistent !", constate Alice.
La plupart du temps, l’entourage se focalise sur le conjoint malade. "Comment va André ? Tout le monde commence par cette question", regrette Alice. Les conjoints valides peuvent finir par ne plus se sentir exister. À l’inverse, d’autres peuvent être tentés de fuir, de se révolter contre leur conjoint, cet empêcheur de tourner en rond, ou de s’aigrir contre les couples bien portants. "J’étais jalouse du bonheur des autres, explique Alice. En janvier, j’avais envie de pleurer devant les photos de cartes de vœux qui contrastaient avec ma famille cabossée."
Certains veulent vivre comme si tout était normal. "J’avais peur de parler de ma souffrance. Je ne voulais pas embêter mes enfants. Et j’avais surtout envie de parler d’autre chose avec mes amies", explique Alice, qui a eu besoin de moments de détente et, elle ose le dire, d’activités superficielles pour ne pas déprimer. "C’était de l’orgueil et de la légèreté, analyse-t-elle, qui m’ont coupé de moi-même et de Dieu. Mais j’avais besoin de digérer, de me mettre en avant autrement".
Revenir aux fondamentaux de son sacrement de mariage
La révolte fait, en effet, partie du cheminement d’un conjoint de personne handicapée ou malade psychiquement. Car, face à la souffrance, "il n’y a pas de réponse à la question “Pourquoi ?”", lance le père François Potez. Et pourtant, Dieu donne toujours la grâce de surmonter cette épreuve, à condition que l’on s’appuie sur Lui". Les disciples d’Emmaüs ne se sont-ils pas révoltés en songeant que Jésus était mort ? Ce fut le cas aussi d’Alice, qui "a pris le handicap d’André en pleine face". "Je le méprisais, je regrettais celui qu’il avait été." Pour Sophie aussi, ce temps de "deuil" fut nécessaire. "Il fallait que Cédric s’accepte et que je l’accepte. Il m’a fallu du temps avant d’admettre ce que je ne pouvais pas changer".
Dans ces couples blessés, le conjoint valide se retrouve au service du malade. L’art d’être présent sans être pesant repose sur une vision ajustée de ce qu’est un mari ou une femme. Or, savoir trouver un lien conjugal éclairé est souvent une gageure pour ces époux. "Pas évident de garder admiration et amour quand les gens parlent fort en s’adressant à mon mari, comme s’il était idiot, ou ne s’adressent qu’à moi-même quand il est là", explique Sophie.
Les piliers du mariage sont une grâce du sacrement de mariage, pas une contrainte imposée de l’extérieur.
Le problème peut se poser également vis-à-vis des enfants. Le chef de famille peut avoir des lubies, des exigences éducatives incohérentes. Comment lui laisser une place, sans pénaliser l’éducation de l’enfant ? Pour ne pas se laisser noyer sous les contingences logistiques, Sophie et Alice ont d’ailleurs commencé à revenir aux fondamentaux de leur sacrement de mariage. Le père Potez confirme qu’on peut y puiser un réconfort concret. "Les piliers du mariage – liberté, indissolubilité, fidélité, fécondité – sont une grâce du sacrement de mariage, pas une contrainte imposée de l’extérieur. L’indissolubilité, particulièrement, est un don de Dieu en réponse au caractère transitoire du sentiment amoureux." Une ressource bienvenue pour Alice, surtout dans les moments où elle avait "envie de laisser André où il était et de partir faire le tour du monde…"
Se ressourcer et faire la différence entre l’aidant et l’amoureux
Le ressourcement nécessaire à tout couple relève dans ces cas de la survie. Pour Alice, un travail qu’elle aime bien, une aide psychologique et une vie intensifiée de prière furent décisifs. "Sans Dieu, je n’y serais pas arrivée", avoue aussi Sophie, pour qui la messe quotidienne "est vitale", en plus du sacrement de réconciliation, d’une retraite annuelle… et des coups de téléphone à sa sœur.
Quand le quotidien est trop lourd, Sophie se récite cette phrase : "Fais ce que tu dois et sois à ce que tu fais". Elle délègue, prend une auxiliaire de vie, garde quelques heures pour puiser de l’énergie dans la sculpture. "Pour ne pas me perdre, être en forme quand je rentre chez moi et mieux m’occuper de Cédric", justifie-elle. Alice, quant à elle, s’est mise à la course à pied. Elle n’hésite pas à dire que la solution pour elle a été aussi de faire chambre à part, son mari la réveillant toutes les nuits.
"La personne handicapée peut aussi révéler à son conjoint le meilleur de lui-même. Patience, don de soi, générosité se propagent alors à l’entourage."
Les conjoints de personnes handicapées ont ainsi appris à vivre différemment. Sophie, voyant que les sorties se raréfiaient, a décidé de recevoir les amis chez elle, au lieu d’attendre qu’on l’invite. Alice a délibérément lâché prise, acceptant la créativité des autres. "Au début, je croyais savoir ce qui était bon pour André. Quand on me proposait de l’emmener au cinéma, je suggérais fermement qu’il préférait un tête à tête. Mais je me suis vite rendu compte que je faisais le vide autour de nous." Les amis ont depuis pris davantage d’initiatives. Alice et Sophie se sentent moins seules et évitent une grosse tentation féminine : le maternage. Sophie a d’ailleurs pu tomber enceinte, au bout de six ans de mariage, à partir du moment où elle a cessé de s’occuper des soins intimes de son mari, et donc qu’elle a quitté ce rôle maternel pour celui d’épouse.
Les deux femmes adaptent leur façon de vivre, notamment en cultivant le sens de l’humour et en "éduquant leurs amis". Alors qu’on la plaint avec trop d’insistance au sujet des difficultés liées au handicap de Cédric, Sophie travaille justement à ne pas s’y attarder. Elle préfère plutôt à aller de l’avant. "Au début, quand Cédric proférait des insanités devant tout le monde, je me disais : ma vie est une tragédie. Mais j’ai appris à détourner sa fureur, se remémore-t-elle, et il a progressé." Elle trouve des alternatives, et apprend à dédramatiser.
Accepter sa propre fragilité et goûter aux petites parenthèses de bonheur
Alice s’épanche davantage auprès de ses amies, à condition qu’elles osent aussi partager questions et doutes. "Avant, personne ne me parlait. On me disait : ma pauvre, avec ce que tu vis, on ne va pas t’en rajouter avec nos petits problèmes de couples. Mais moi aussi, je suis comme les autres !"
Les prêtres sont également des interlocuteurs précieux, avec le recul et une vision de la souffrance unique, sanctifiante. Une phrase de l’un d’eux a beaucoup aidé Alice :
"Nous demandons au Seigneur d’écarter les épreuves, nous croyons que le bonheur sera quand tout ira bien, mais non, Il agit bien au cœur des vies".
Après la colère est venue l’acceptation. "Même si c’est difficile au quotidien, j’ai appris à goûter aux petites parenthèses de bonheur qui s’offrent à moi. Le bonheur, c’est ici et maintenant, avec mon conjoint handicapé", conclut Alice sans angélisme. "Notre ennemi commun est extérieur, ce sont ses handicaps et pas lui", analyse Sophie.
Pour préserver leur couple, ces hommes et ces femmes ont dû, plus que d’autres, discerner et réfléchir sur le sens de leur mariage. "Je vois aussi l’humour, la délicatesse, des bribes du Cédric d’avant. Comme moi, il a ses talents et ses limites", précise Sophie, qui sait voir la beauté de son mari au-delà du handicap. La personne handicapée peut aussi révéler à son conjoint le meilleur de lui-même. Patience, don de soi, générosité se propagent alors à l’entourage.
Olivia de Fournas