"Je n’ai pas l’impression d’être très libre par rapport à l’éducation reçue de mes parents", soupire Léonie, 35 ans. Comme de nombreux parents, elle essaye de ne pas répéter les erreurs dont elle a pâti, et n’y parvient pas. Sa mère l’oubliait régulièrement à la sortie de l’école et elle surprotège aujourd’hui son fils. Bilan : il a peur de tout et ne veut rien prêter. "J’ai l’impression d’être sous emprise !", résume la jeune femme. Ainsi Jean, qui a beaucoup souffert des conflits de sa fratrie et répète en boucle à ses enfants. "Je vous interdis de vous disputer", ce qui décuple les anicroches entre frères et sœurs. En se focalisant à l’excès sur les écueils éducatifs qu’ils veulent éviter à leurs enfants, ces parents obtiennent l’effet inverse et tombent dans un travers qui reste lié à leur blessure initiale.
Dans manuel d’éducation, Parents sous influence, la romancière Cécile David-Weill s’empare du sujet. Si elle pointe l’écueil de l’opposition à l’éducation reçue, elle relève également les dangers d’une reproduction aveugle. Dans les deux cas, le parent continue à avoir pour seule référence l’éducation de ses propres parents, au lieu de se focaliser sur les besoins réels de son enfant. Selon l’auteur, s’extirper d’une reproduction sans discernement de l’éducation parentale n’est possible qu’en analysant son rapport à celle qu’on a reçue. Elle incite donc chacun à opérer "une dialyse de son éducation".
Chacun peut identifier les comportements parentaux qui l’ont fait souffrir et qu’il voudrait épargner à ses enfants, mais aussi désigner aussi ceux qui l’ont fait grandir. Analyser les points positifs et négatifs de notre éducation et ceux qu’on souhaite éviter ou transmettre, permet de séparer le bon grain de l’ivraie pour en faire une synthèse constructive. Par exemple, des parents rigoristes ont pu transmettre en même temps un grand sens de l’équité. Il ne s’agit donc pas de rejeter en bloc une éducation qui nous a façonnés, et qui ne peut être entièrement bonne ou mauvaise. Une thèse confirmée par la psychologue Marie Pascal :" Il s’agit de régler ses comptes symboliquement avec l’éducation de ses parents. Entre “Honore ton père et ta mère” et “L’homme quittera son père et sa mère”, il y a une juste distance à trouver", précise-t-elle.
Se libérer des blessures de l’enfance et choisir ses priorités éducatives
La réflexion s’avère particulièrement nécessaire lorsqu’on éprouve de la rancune vis-à-vis de ses parents. Critiquer de manière récurrente l’éducation parentale pose la question du pardon et celle de l’exemple donné à ses enfants sur la manière dont ils seront parents à leur tour. "C’est une question de fond, de foi, et de cohérence de vie. Mère Teresa ne disait-elle pas : “Si tu veux la paix dans le monde, va faire la paix dans ta famille” ?", interroge la psychologue.
Le père Xavier Cormary précise comment la chaîne du pardon peut libérer de la rancœur et de la culpabilité : "Une relation profonde avec Dieu permet de recevoir son pardon, pour ensuite être capable de se pardonner à soi-même, avant de pardonner à ses parents, pour enfin être capable de demander pardon avec simplicité à ses enfants." Ce recul et ce pardon peuvent aider à faire le deuil des parents idéaux qu’on aurait aimé avoir.
Dans un deuxième temps, on peut définir l’idée qu’on se fait du rôle de parent : l’enfant est-il, comme le suggère Montaigne, "un vase qu’on remplit ou un feu qu’on allume"? Une âme qui nous est confiée ou un être à discipliner selon notre bon vouloir ? Les parents intraitables courent le risque d’exiger des enfants irréprochables. Pour rester efficaces, il est essentiel de bien choisir ses batailles, notamment à l’adolescence. Point important pour Cécile David-Weill, qui pense que de trop nombreux parents "galvaudent leur autorité sur des sujets secondaires comme l’heure du coucher, la nourriture ou les disputes entre frères et sœurs, ce qui polarise l’échange entre les parents et enfant autour de ces règles, au lieu de leur permettre un débat de fond". Avoir identifié les points non négociables de la famille, et ceux sur lesquels une souplesse reste envisageable, demeure donc une étape indispensable.
Discuter en couple et se faire confiance
Dans cette "dialyse", la confrontation avec le conjoint demeure irremplaçable. Il possède à la fois la distance et la proximité nécessaires pour pointer les dysfonctionnements de sa belle-famille. Le mari de Léonie l’a ainsi fait réfléchir sur le lien entre son père qui l’avait abandonnée et une phrase qu’elle répétait en boucle à leur fils : "On ne peut faire confiance à personne." De son côté, le conjoint a également hérité d’une éducation qui peut heurter ou conforter celle qu’on entend donner. Le dialogue est sans cesse à reprendre en couple car, selon Marie Pascal, "les enjeux clef de l’éducation se découvrent en même temps que grandit l’enfant". Elle conseille aux parents seuls d’envoyer leurs enfants se confronter à d’autres "tuteurs". Amis bien intentionnés, chefs scouts, référents familiaux ou spirituels peuvent parfois compenser un parent absent ou mort.
Cécile David-Weill reste très sévère avec les parents tétanisés à l’idée de mal faire. Ne voulant ni répéter les erreurs ni en commettre de nouvelles, souvent eux-mêmes victimes d’une éducation trop autoritaire, ils ont renoncé à éduquer. Ils refusent d’assumer pleinement leur responsabilité et se cachent souvent derrière une confiance totale en leur enfant. Cette attitude peut le conduire à ressentir "un vide affectif, une soif de reconnaissance, des relations humaines délicates, un manque de confiance en soi, un comportement agressif, une inquiétude permanente", précise la romancière.
Quelle que soit l’éducation reçue, les parents doivent veiller à n’être ni dans l’effacement ni dans la toute-puissance.
Certes, les parents ne sont pas des "experts" de l’éducation, mais ils doivent se faire confiance. Et pour cause, "le mariage consacre le couple à l’éducation", comme le rappelle saint Jean Paul II dans Familiaris consortio. Le père David Lamballe développe : "Dans le mariage, les parents ont été enrichis d’une grâce du Saint-Esprit pour aider leurs enfants dans leur croissance humaine et chrétienne. Un parent pourra être fautif, entretenir une mauvaise relation avec un enfant et faire des erreurs, Dieu l’a pourtant équipé pour le choisir comme éducateur de cet enfant : Il ne fait pas les choses au hasard !". Cette parole déculpabilisante peut aider les parents qui ne se sentent pas à la hauteur. "Il n’y a pas besoin d’être un parent parfait pour faire œuvre éducative", confirme Cécile David-Weill. C’est une chimère fabriquée par une société qui veut gommer les faiblesses et nous pousse à cacher nos défauts.
Veiller à n’être ni dans l’effacement ni dans la toute-puissance
Certains parents pensent qu’ils éduqueront mieux leurs enfants qu’ils n’ont été éduqués, quand d’autres, très conscients d’être marqués par le péché originel qui se répète de génération en génération, demeurent fatalistes, convaincus du contraire. "Dans la Bible, Jérémie précise que “les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées” (Jr 31, 29)", constate le père Xavier Cormary. Il ajoute toutefois aussitôt que cette parole invite à une vraie liberté puisqu’il reste toujours aux parents le choix personnel de discerner pour s’affranchir des blessures familiales reçues.
La dépendance volontaire au Christ ne nous place donc pas sous une influence extérieure qui nous empêcherait de penser par nous-mêmes. En effet, selon le prêtre, "le Christ, expert en humanité, veut le bonheur de l’Homme. Il nous appelle donc paradoxalement à la liberté", une liberté qui prend racine en notre for intérieur, comme l’explique l’encyclique Gaudium spes : "Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. […] Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ." Il n’y a donc pas de fatalité.
Quelle que soit l’éducation reçue, les parents doivent veiller à n’être ni dans l’effacement, comme ce fut trop le cas de ceux issus de la "génération 68", ni dans la toute-puissance. Il s’agit plutôt pour eux d’emprunter un chemin d’humilité en acceptant leurs pauvretés éducatives. "La première erreur des parents est de penser qu’il est de leur responsabilité d’insuffler bonheur et confiance en lui à leur enfant, écrit Cécile David-Weill. Leur devoir se limite à essayer de réunir les conditions pour qu’il puisse les acquérir par lui-même". Éduquer ne signifie-t-il pas étymologiquement "conduire hors", et non pas s’approprier ses enfants? "Nous, parents, ne sommes qu’une courroie de transmission de l’amour du Père", ajoute Léonie. Un psychologue l’a aidée en lui faisant remarquer que les enfants se construisent toujours avec les parents qu’ils ont.
En se convertissant eux-mêmes, les parents édifieront leur descendance
Il n’y a pas d’éducation toute faite, écrite d’avance, pas de recette éducative miracle. Chaque parent, conditionné mais pas déterminé par sa propre éducation, fera du mieux qu’il peut avec ce qu’il a reçu, pour des enfants qui ont des besoins uniques. Les embûches sont parfois semées par leur propre conjoint et par la société qui n’a pas toujours les mêmes priorités ! L’éducation demeure alors le fruit d’une "une triple confrontation entre l’Évangile, qui peut nous rendre plus humain, l’enseignement de l’Église, et le bon sens humain éclairé par l’Esprit saint", analyse le père Cormary.
En se convertissant eux-mêmes, les parents édifieront leur descendance. Le père Luc de Bellescize explique aux jeunes du groupe Even : "Il manquera toujours quelque chose et quelqu’un sur cette terre". Il manquera aussi toujours quelqu’un aux parents ! Paradoxalement, être parent, c’est s’accepter fils du Père… le même Père que celui de ses enfants. C’est en s’ordonnant à Lui, en se laissant aimer par Lui dans leurs blessures et finitude, que les époux pourront renoncer à leur tentation d’être trop ou pas assez éducateurs. Au fur et à mesure qu’ils s’approchent eux-mêmes du Christ, munis de ce regard nouveau sur eux-mêmes, ils pourront apprendre à leur enfant à dépendre à leur tour non d’eux-mêmes, mais du Père.
Olivia de Fournas