Face à l’engouement pour le développement personnel, certains sont partagés entre méfiance et fascination. Est-il un instrument qui peut aider à progresser dans sa vie ? La foi ne suffit-elle pas pour se « développer » ? Quête de soi, guérison intérieure… L’engouement pour le développement personnel manque souvent de discernement. Le philosophe Norbert Mallet décrypte ce concept à la lumière de la foi.
Le but de la vie chrétienne est de vivre la charité. Pourquoi rechercher l’épanouissement personnel ?
Norbert Mallet : Comme Jésus le rappelle, dans l’Ancien Testament la Loi demande : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39). L’amour de l’autre ne peut se vivre sans un juste amour de soi. L’amour de Dieu est unique pour chacun. La manière dont Il rejoint les hommes passe par le respect de leur personnalité, de leur histoire, de leurs besoins. Nous ne sommes pas des créatures clonées spirituellement, appelées à la même relation avec Dieu. Chacun répond à sa vocation en fonction de ses talents. Un saint Thomas d’Aquin ou un saint Charles Borromée avec leur talent intellectuel, un saint Alphonse de Liguori avec celui du gouvernement des hommes…
L’union à Dieu n’est-elle pas préférable à la recherche du bien-être ?
L’union à Dieu est le summum de l’épanouissement personnel. Nous avons été créés par Lui pour être unis à Lui avec toute notre personne : corps, émotivité, intelligence, imagination, volonté, etc. Le risque est de passer à côté de ce que nous sommes, et des fruits que nous pourrions porter. Travailler sur soi, atténuer les dysfonctionnements de nos personnalités, les systèmes de défense qui nous bloquent, facilite le travail du Seigneur dans nos vies. On peut illustrer ceci avec la personnalité de saint Pierre : colérique, tout feu tout flamme. Il ne peut accueillir complètement le message du Christ avant d’avoir quitté cette impulsivité.
Mais la guérison de nos blessures ne supprimera jamais notre condition de pécheur…
Saint Thomas d’Aquin dit que l’effet premier du péché est d’empêcher l’amitié avec Dieu. Le second est une cacophonie dans nos facultés (intelligence, volonté, sensibilité…). Celles-ci restent bonnes, mais ne sont plus harmonisées. La grâce de Dieu restaure l’amitié entre Dieu et l’homme, mais elle ne règle pas la cacophonie entre les facultés de l’homme.
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Notre conversion consiste à chercher à ce que celles-ci travaillent ensemble. Pour cela, soit nous recevons une grâce de Dieu qui vient bouleverser notre vie, soit, le plus souvent, nous avons à mettre en place des dispositions vertueuses. Chacun, selon son tempérament, souffre d’une passion dominante. Nous avons une vertu particulière à développer pour unifier notre humanité et recevoir le salut.
Si le développement personnel est contemporain, la démarche de connaissance de soi et de maîtrise des passions est ancienne.
Que veut dire « se développer » pour un chrétien ? Quelle différence avec la connaissance de soi ?
Le terme « développement personnel » désigne le développement de nos ressources propres. Le terme « connaissance de soi » date de l’Antiquité. Le « Connais-toi toi-même » socratique a été repris par Platon, puis par Aristote, puis, avec des nuances, par les Pères de l’Église. Cette connaissance est au cœur de la tradition grecque et chrétienne : plus je me connais, plus je suis en mesure d’inscrire ma vie personnelle dans une vocation qui me dépasse pour développer toutes les dimensions de ma personne, y compris celle du salut. Nous partons de qui nous sommes pour nous épanouir en Dieu. Un arbre sans racines est par terre à la première tempête.
Le développement personnel est donc une invention de la modernité ?
Si le développement personnel est contemporain, la démarche de connaissance de soi et de maîtrise des passions est ancienne. Platon en parle dans les Dialogues. Dans Éthique à Nicomaque, Aristote décrit une « éthique de caractère ». Il a été commenté par saint Thomas d’Aquin. Saint Jean Cassien, un Père du désert, a glissé à ses moines le conseil de « découvrir la passion qui domine le plus : celle qui fait réagir immédiatement qui t’empêche de réfléchir et d’être humain. Une fois que tu l’auras trouvée, attache-toi à la convertir et à faire en sorte qu’elle soit orientée vers le Christ. Une fois que tu auras converti cette passion dominante, regarde s’il y a une autre passion qui te cause le même problème et attache-toi à la convertir aussi ». Il n’invite pas tous les moines à prier de la même manière. Il appelle plutôt chacun à convertir la part de lui-même qui lui cause le plus de difficultés.
Comment vie corporelle, vie psychique et vie spirituelle s’articulent-elles ?
Pour comprendre les choses, l’homme est parfois tenté de diviser et d’apporter des séparations arbitraires. Il est idiot de cloisonner le corps, le psychisme ou la vie spirituelle : nous sommes un. Quelle que soit la porte d’entrée, il s’agit, avec le développement personnel, d’appréhender la globalité de notre humanité. Tout est lié. Tous, nous avons expérimenté qu’une angoisse peut être apaisée par des exercices corporels. Nous avons à la fois à ne pas séparer les différents ordres qui composent notre personne, et en même temps à les respecter. Il arrive que l’un des domaines de notre personne révèle un problème : des soins adaptés seront nécessaires pour que l’œuvre du salut de Dieu puisse plus pleinement se déployer.
Je vois deux risques : une pratique qui « psychologiserait » tout, coupée de la vocation de l’homme à être uni à Dieu. Ou bien une éthique hors-sol, cantonnée à l’union à Dieu, en oubliant l’incarnation.
À quelles conditions le chrétien peut-il tirer un bénéfice du développement personnel ?
Je vois deux risques : une pratique qui « psychologiserait » tout, coupée de la vocation de l’homme à être uni à Dieu. Ou bien une éthique hors-sol, cantonnée à l’union à Dieu, en oubliant l’incarnation. Le risque est alors d’évacuer l’humain, d’attendre uniquement le travail de la grâce en oubliant la part de volonté, de liberté, qui revient à l’homme. En réalité, le développement personnel commence avec les personnes que l’on côtoie : le conjoint, les enfants, les collègues, les prochains, qui sont les miroirs de nos limites et nous permettent de nous améliorer. Et puis n’oublions pas – quand même ! -, que le Commandement de Jésus n’est pas : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le commandement de Jésus, c’est un « commandement nouveau » qui tout accompli à la perfection : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Ce commandement nouveau nous détourne radicalement de nous-même et de notre développement personnel, pour nous tourner vers les autres et nous engager à donner notre vie pour eux, dans un amour jusqu’au ‘’boutiste’’ où l’on se sacrifie soi-même, à l’imitation du Christ : « Ayant aimé les siens qui sont dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1).
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« Comme je vous ai aimés » : l’authentique imitation de Jésus-Christ se révèle finalement l’absolu contraire de la recherche de son propre développement personnel. Saint Paul nous le confirme : « N’ayez entre vous qu’un seul amour, un seul cœur, une seule âme ; n’accordez rien à ce qui vous sépare, rien à la valorisation de vous-même, mais au contraire que chacun s’abaisse pour élever l’autre au-dessus de lui-même : que jamais aucun de vous ne soit préoccupé de lui-même mais que vous soyez tournés les uns vers les autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : lui qui était de condition divine n’a pas revendiqué le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’est dépouillé prenant la condition d’esclave, il s’est anéanti se faisant obéissant jusqu’à la mort et la mort sur la croix ». (cf. Phi 2, 1-11).
Propos recueillis par Bénédicte Drouin