Le philosophe François Azouvi vient de publier un livre important. Dans cet essai riche de références, Du héros à la victime, il décrypte une des mutations les plus radicales de notre civilisation : l’apparition d’une nouvelle idéologie fondée sur le culte de la victime qu’il associe à l’éclipse de Dieu et à la disparition à la fois des héros et des saints.
Le culte de la victime
Azouvi analyse le modèle du "héros" qui accompagna le sacrifice des poilus de la Grande Guerre. Il montre comment, autour de Péguy et aussi de Bergson, s’est installée une apothéose du héros, celui-ci fût-il à certains instants un héros malgré lui. L’apothéose péguyste du héros ne dura pas. Le modèle héroïque a été dégradé par une mutation progressive — et rétroactive — vers le modèle de la "victime" qui s’imposa après la Seconde Guerre mondiale. Être victime est désormais beaucoup plus valorisant qu’être un héros. Le héros n’est plus rien aujourd’hui et la victime a tous les droits. Nous assistons à une confusion qui fait par exemple du commandant Beltrame, prototype du héros, une "victime de son héroïsme", selon la formule extravagante figurant sur la plaque du jardin qui porte son nom à Trèbes. Imaginerions-nous André Malraux saluant Jean Moulin au Panthéon comme une "victime de son héroïsme" ? Jean Moulin était un héros.
Pas des victimes, des témoins
Revenons aux origines. Le christianisme, comme le judaïsme, ne fait guère de place à la notion de victime. Dans le récit du sacrifice d’Isaac, c’est Abraham, et non son fils, qui est le personnage central. Le Christ qui donne sa vie pour nous n’est pas une victime, mais bien un témoin : "Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne." (Jn 10, 18). Le christianisme, matrice de notre civilisation agonisante, reconnaît des héros, des martyrs et des saints. Il n’a jamais canonisé les victimes.
Aiimons, devenons des héros, des martyrs et des saints.
Le climat a changé avec la Shoah. Les historiens du nazisme ont d’abord fait des Juifs exterminés des témoins, c’est-à-dire des martyrs face à la barbarie, ou même des héros, comme par exemple à propos du soulèvement du ghetto de Varsovie. En 1987 encore, le cardinal Jean-Marie Lustiger — que Francois Azouvi a tort de ne pas citer — expliquait dans Le Choix de Dieu (éditions de Fallois) comment le peuple juif est par nature un "peuple témoin" du salut de Dieu et pourquoi l’antisémitisme ne sera jamais un racisme comme les autres. L’antisémitisme est toujours, sciemment ou non, une expression de la haine contre Dieu. C’est pourquoi n’y a pas de victimes juives, mais des témoins juifs.
La concurrence victimaire
Cette vision s’est effacée quand on s’est avisé, notamment après le procès Eichmann, que les Juifs déportés n’étaient nullement des héros, nullement des témoins d’un Dieu qui se taisait, mais tout simplement des victimes. Cela revenait à dire que les Juifs exterminés étaient morts pour rien. C’est la définition même de la victime : son sacrifice est absurde. Paul Ricœur a abondé dans cette dérive en affirmant que les Juifs de la Shoah étaient "les délégués de toutes les victimes ".
Dès lors, une mécanique victimaire s’est mise en place. La victime a évincé le témoin et elle a pris le pouvoir. L’idéologie victimaire a entraîné la concurrence victimaire. Si les Juifs sont des victimes, alors d’autres le sont. Les Vietnamiens, les Indiens d’Amérique, les Arméniens, les Palestiniens, les Noirs, les femmes, les enfants le sont aussi. Les lois mémorielles issues de cette concurrence victimaire a débouché sur une profonde confusion. En 1967, et en 2023, les Juifs, de victimes qu’ils étaient, devenaient des bourreaux. Cette mutation n’était pas envisageable sans le refoulement de Dieu. Car la victime est l’expression d’un mal qui a le dernier mot. Avec la culture victimaire, le mal est devenu l’horizon indépassable du monde. L’aboutissement de cette concurrence victimaire est aujourd’hui le mouvement woke et l’idéologie de l’"intersectionnalité". Il existe des victimes par nature et des coupables par nature. Les victimes ont tous les droits. Les coupables n’ont aucun droit. Un homme blanc est coupable. Une femme noire, homosexuelle, non occidentalisée, dispose d’une créance imprescriptible sur ses bourreaux, qui sont bourreaux par leur naissance, comme elle-même est victime par le privilège de sa naissance. Point de place à la rédemption. La parole de la victime l’emporte sur la présomption d’innocence du bourreau. Parce qu’elle est victime, parce qu’il est bourreau.
Un mal sans issue
Et la vérité ? La vérité vous rendra libre disait notre Sauveur (Jn 8, 32). Dans la civilisation victimaire, il ne s’agit plus d’être libre. La vérité est devenue superflue. On s’en passe fort bien. La sacralisation païenne de la victime, quand même ce paganisme prend la forme d’une nouvelle sacralité, annonce un mal sans issue. Dans un monde victimaire, le mal ne peut déboucher sur aucun bien. L’amour ne pèse plus. Face à cette catastrophe de notre civilisation, il ne nous reste qu’une issue : aimons, devenons des héros, des martyrs et des saints.