Quel équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ? Quel sens donner à nos travaux quotidiens ? Quelle redistribution des richesses ? L’Université d’été de la Sainte-Baume proposée par les dominicains poursuit sa réflexion cette année sur les nouveaux contours de la Cité, autour de la valeur travail et de la notion de propriété. Professeur à l’Institut catholique de Lyon, et directeur du Centre de recherche sur l’entreprenariat social, Emmanuel Gabellieri explique à Aleteia comment la place du travail doit évoluer dans l’entreprise et la société.
Aleteia : Pourquoi se faire tant de souci ? dit l’évangile à propos des lys des champs : "Ils ne travaillent pas, ils ne filent pas" (Mt 6, 28) : travailler a-t-il un sens ?
Emmanuel Gabellieri : Ce verset, comme celui qui précède sur "les oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent [...] et votre Père du ciel les nourrit", est encadré par deux autres passages bien connus dans le même 6e chapitre de l’évangile de Matthieu. D’abord en 6, 19-20 : "Ne vous amassez point de trésor sur la terre où la mite et le ver consument [...] mais amassez des trésors dans le ciel" ; puis, en 6, 33-34, la fameuse injonction : "Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît." Si l’on isolait ces passages de ceux qui les équilibrent dans le Nouveau et l’Ancien testament, on pourrait alors avoir l’impression que le commandement du Christ est de ne pas travailler, une sorte d’éloge de l’insouciance et de la paresse ! Mais à la lumière du sens biblique de la création et du salut, le sens paraît clair. Si le travail est nécessaire, il ne peut jamais être une fin, et encore moins l’accumulation des richesses.
Le travail ne prend tout son sens que s’il est articulé à la capacité de contempler son objet, ses conditions, la vérité et la beauté du monde dans lequel il s’insère.
Le jour du repos qui conclut les six jours de la création dans la Genèse, le shabbat juif et le dimanche chrétien ("jour du Seigneur") qui lui font écho, soulignent la nécessité d’une activité de contemplation et de louange équilibrant l’activité de travail. Si celle-ci prenait toute la place, le sens de la gratuité disparaîtrait, et avec elle le sens de la vie comme don qui dépasse tout ce que l’on acquiert par ses seules forces (ce qui est le sens véritable de l’idée de Providence). Le travail ne prend tout son sens que s’il est articulé à la capacité de contempler son objet, ses conditions, la vérité et la beauté du monde dans lequel il s’insère, que s’il est au service de l’humanité en même qu’orienté vers Dieu, comme l’a développé par exemple la philosophe Simone Weil dans La Condition ouvrière ou l’Enracinement.
Jean Paul II disait que la dignité du travail se situait dans sa dimension subjective. On parle beaucoup aujourd’hui d’épanouissement personnel dans le travail : est-ce une réalité ? Le travail est-il toujours considéré comme une aliénation ?
Dans ses encycliques sociales, Jean Paul II a réagi avant tout contre l’idéal productiviste qu’il a vu commun au communisme et au capitalisme moderne, et contre le primat du capital sur le travail, lesquels restent encore l’horizon de l’économie mondiale, même si la crise écologique ébranle de plus en plus l’idée de croissance infinie des biens matériels qui en a été le moteur. Le pape "personnaliste" a dénoncé avec force le fait que si le primat est mis sur le seul objet de la production, le sujet du travail en devient esclave : c’est ce qui est arrivé avec le prolétariat moderne, mais qui arrive chaque fois que l’exaltation des "forces productives" ignore la dignité du producteur, réduit alors à l’état d’instrument. Ce n’est donc pas le travail en soi qui est aliénant (même si une part de fatigue et de pénibilité lui est inhérente), mais l’inversion du rapport sujet/objet par laquelle le travailleur est dominé par le processus de production au lieu de le dominer. L’épanouissement au travail est exactement proportionnel à la part de maîtrise et d’implication personnelle que l’on peut ou non y mettre, et à la dimension de solidarité et de participation (deux mots-clefs de Jean Paul II et de la doctrine sociale de l’Église) qu’on peut ou non éprouver, dans le travail collectif comme dans le rapport à la société. On voit aussitôt ce que cela oblige à transformer dans les conditions de travail aussi bien que dans la manière de gérer les collectifs de travail.
L’Église soutient que le travail est au cœur de la question sociale. Comment la sagesse chrétienne peut-elle être une source d’innovations sociales ?
Au plan métaphysique, le travail exprime la dignité humaine d’être co-créateur avec Dieu, la vocation d’être le "jardinier" de la création. Au plan social, il l’exprime en devant permettre à chacun d’être co-créateur du bien public. À ce titre, le travail est le lieu par excellence du service et de la reconnaissance mutuelle entre les hommes. Un regard chrétien sur le rapport entre travail et société doit donc se demander quelles réponses sont apportées à une série de questions successives. Le besoin et le droit de chacun à travailler est-il respecté ? Chaque travail existant permet-il d’en vivre réellement ? À quelles évolutions technologiques et sociales doit-on être attentifs pour que la place et la dignité de chacun soit respectée ? Quelles transformations des systèmes productifs et des métiers doivent être analysées et anticipées ? À quels besoins sociaux n’est-il pas répondu, qui appelleraient la création de nouveaux services ?
L’innovation économique n’a guère de fécondité sociale si elle ne vise qu’une accumulation du capital pour ses dirigeants ou des actionnaires.
L’innovation économique n’a guère de fécondité sociale si elle ne vise qu’une accumulation du capital pour ses dirigeants ou des actionnaires, encore moins si elle s'engage dans une logique purement spéculative. Elle n’est à la fois économique et sociale que si elle permet de mieux satisfaire les besoins humains du plus grand nombre et de participer à la co-construction du bien commun. Les efforts pour passer aujourd’hui du stade de la RSE [responsabilité sociétale des entreprises] classique (souvent objet de greenwashing) à une véritable réforme de l’entreprise, aussi bien dans ses objectifs (comme y engage en France le statut d’"entreprise à mission") que dans ses structures et sa gouvernance, en termes de "co-détermination" et de participation des salariés notamment, vont dans ce sens. C’est aussi le sens de "l’économie de communion" développée par le mouvement des Focolari, qui a inspiré l’événement d’Assise "l’économie de François", en 2022.
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