Le temps des vacances est un temps de repos pendant lequel nous répondons en quelque sorte à l’invitation adressée par Notre Seigneur Jésus Christ à ses apôtres : "Venez à l’écart et reposez-vous un peu" (Mc 6,30). Or, se reposer en chrétien n’est pas si facile que cela peut sembler. Durant l’année, nos activités habituelles nous imposent un cadre de temps et de lieu, dans lequel il suffit, pour ainsi dire, de se couler et d’introduire des temps et un espace pour Dieu afin que sa présence remplisse peu à peu nos journées. Une ascèse est nécessaire, mais au fond l’accomplissement du devoir d’état est un chemin clair et sûr de sanctification. La période des vacances nous accorde un temps précieux qu’il serait dommage de gâcher par notre paresse et notre relâchement. L’ascèse demeure donc de mise pendant l’été, mais elle se déplace dans le domaine inattendu de la détente. Recueillons dans la tradition monastique quelques éléments d’un art de se détendre.
Se récréer pour se re-créer
Sainte Thérèse de Jésus a voulu qu’il y eût dans la journée au Carmel deux temps de récréation. Ces deux temps de rencontre fraternelle sont le pendant des deux temps d’oraison consacrés à la rencontre avec Dieu. Ils sont la mise en pratique de l’art délicat de la détente. Il s’agit en effet d’accorder au corps et à l’âme du repos, sans les livrer aux passions ni même les divertir du but auquel notre vie est ordonnée, c’est-à-dire l’union à Dieu ainsi que le dit saint Paul : "Quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu" (1Co 10,31). Nous savons comment la grande sainte Thérèse voulait que les récréations fussent joyeuses :
"Vous devez vous appliquer à être gaies avec les sœurs, lorsqu’elles prennent une récréation spéciale qui leur est nécessaire. Vous y veillerez également avec soin à l’heure de la récréation ordinaire, bien que vous n’y ayez aucun goût. Si vous agissez avec prudence, tout devient amour parfait" (Chemin de perfection, ch. 8, trad. Grégoire).
Ces moments communautaires ont un double intérêt dans l’esprit de la Sainte d’Avila : ils apportent une détente nécessaire pour mieux vivre la solitude, le silence et le recueillement et ils sont source d’édification puisque chacun apprend sur lui-même dans les échanges et peut transmettre sa propre expérience ou un enseignement. Cette tradition carmélitaine nous apprend ainsi que l’ascèse des vacances consistera à faire passer à ses proches de bonnes vacances, parfois aux dépens de nos goûts personnels. L’ascèse a toujours en vue la charité par la recherche du bien véritable du prochain et le renoncement à soi-même. Pour se détendre d’une manière qui nous fasse grandir, une vertu méconnue est à pratiquer : l’eutrapélie.
L’eutrapélie
La vertu de la détente s’appelle l’eutrapélie ; elle consiste à se récréer avec mesure, à jouer avec modération. Comme l’enseigne Aristote, la vertu est un juste milieu. L’eutrapélie se situe ainsi entre la pitrerie, la bouffonnerie, la légèreté et la rusticité, la balourdise, une gravité excessive. C’est la vertu de "ceux qui savent plaisanter avec mesure" enseigne encore le philosophe grec (Éthique à Nicomaque IV,14). Les premiers moines savaient la nécessité de la détente. Saint Jean Cassien rapporte ainsi l’anecdote de saint Jean l’Évangéliste surpris par un chasseur à caresser une perdrix. Comme un arc qui s’amollirait s’il restait toujours tendu, le sage s’accordait ce geste innocent :
"On raconte que le bienheureux évangéliste Jean caressait doucement une perdrix. Soudain, il voit venir à soi certain philosophe dans l’appareil d’un chasseur. Celui-ci s’étonne qu’un homme d’une si grande réputation et renommée s’abaisse à des divertissements si petits et si peu relevés. "Est-ce vous, dit-il, ce Jean si fameux, de qui l’insigne renom, entre tous illustre, m’avait à moi-même inspiré un si extrême désir de vous connaître ? Pourquoi donc vous occuper à de si vils amusements ? "Qu’est-ce donc que vous portez à la main ?" repartit le bienheureux Jean.
— Un arc.
— Et pourquoi ne le portez-vous pas toujours tendu ?
— Il ne le faut pas, de peur qu’à force d’être courbé sa raideur ne s’amollisse et ne se perde ; et, lorsque je devrais lancer contre quelque animal un trait plus puissant, sa force s’étant perdue par la tension continuelle, le coup ne partirait plus avec la vigueur nécessaire.
— Eh ! ne vous étonnez pas non plus, jeune homme, que j’accorde à mon esprit cette innocente et brève récréation. Si, de temps à autre, je ne le reposais de sa tension en lui donnant quelque relâche, la continuité même de l’effort l’amollirait, et il ne pourrait plus obéir à la vertu de la partie spirituelle, lorsque besoin serait" (Conférence XXIV,21 , "Sources chrétiennes, 64", p. 192-193).
Ce louable délassement de la plaisanterie
Saint Thomas d’Aquin va intégrer à la morale chrétienne cette vertu. Dans la Somme de théologie IIa-IIæ q. 168, a. 2, il enseigne que l’âme, comme le corps, a besoin d’un repos proportionné à sa fatigue. Or le repos de l’âme, c’est le plaisir (delectatio), qui consiste en des paroles et des actions appelés divertissements ou récréations (ludicra vel jocosa). Ainsi l’âme trouve son repos dans le jeu, dont il faut savoir user de temps en temps : "Est dit enjoué (eutrapelus) celui qui convertit bien les paroles et les actes en délassement." Une fois écartés les excès de moqueries ou de médisances, le jeu et la plaisanterie sont tout à fait louables. Ainsi, selon lui, le métier de comédien qui apporte du délassement aux hommes n’est pas de soi illicite (a. 3, ad 3). Retenons ce terme de délassement et préférons-le à la distraction qui nous disperse et affaiblit notre âme au lieu de l’affermir tout en lui procurant du repos.
Saint François de Sales suivra cet enseignement au chapitre 23 du premier livre de l’Introduction à la vie dévote que nous citons avec le charme de l’ancien français : "les jeux, les balzs, les festins, les pompes, les comedies, en leur substance ne sont nullement choses mauvaises ains [mais] s’y affectionner est dangereux". Dès lors, il nous faut aborder toutes ces joies et festivités de l’été avec mesure pour ne pas en être prisonnier. C’est un autre aspect de l’ascèse estivale. Cette vertu de l’eutrapélie n’a pas perdu de son actualité, bien au contraire. Elle est nécessaire dans notre société où le loisir a tant de place et nous permet de nous détendre saintement devant Dieu. Ne lisons-nous pas dans le livre des Proverbes que la Sagesse "fait les délices du Seigneur et joue tout le temps en sa présence" (Prov 8, 30) ?
Se reposer en Dieu
N’oublions pas l’origine monastique des vacances, même si les fils de saint Benoît sont assidus au travail selon leur devise Ora et labora ! Les moines n’ont-ils pas pour vocation de se retirer des affaires du monde pour vaquer à Dieu, de reprendre l’otium des philosophes antiques, ce temps libéré des affaires (negotium) pour se livrer seulement à la quête de Dieu ? Vacare Deo, donner du temps à Dieu pendant l’été est un autre défi qui a besoin de sa propre ascèse. Que de mères de famille se plaignent de ne pas tenir leur temps d’oraison habituel quand la maison est bondée d’enfants et petits-enfants ! Qu’elles se souviennent que le mieux est l’ennemi du bien. Réduire le temps de l’oraison tout en saisissant toutes les occasions qui se présentent de se tourner vers le Seigneur est préférable à l’abandon complet de la prière. L’angelus, le benedicite et l’action de grâce, la visite au Saint-Sacrement sont autant d’occasions d’entraîner doucement les siens dans la prière, si brève soit-elle.
L’attitude du disciple bien aimé qui reposait la tête sur le sein de Jésus pour apprendre de lui, nous rappelle que l’oraison est aussi reposante. L’oraison est véritableLa passion de Jozef Ulma à adopter cet été !ment un moment de réparation intérieure qui nous repose de nos tensions, tandis que la multiplication des activités devient fatigante voire abrutissante. L’ascèse de l’été sera aussi de préserver ce temps avec Dieu. Les manifestations sportives du tour de France et des Jeux olympiques étalent l’effort consenti par ces athlètes pour une couronne qui flétrira. Que ferons-nous cet été pour celle qui ne flétrira jamais ?
Pratique :