Il appartient au groupe très huppé des quatorze saints auxiliaires, puissants intercesseurs auxquels nos ancêtres du Moyen Âge recouraient avec confiance ; il partage avec l’archange Raphaël le patronage des voyageurs, tous moyens de transports confondus ; sa médaille brille, parfois telle un grigri, au tableau de bord de maintes voitures, même si leurs propriétaires ne savent pas trop qui il est, sinon qu’il protège les automobilistes. Cela pour dire que Christophe a été, et demeure, l’un des saints les plus populaires de la chrétienté. Et pourtant, la réforme du calendrier liturgique l’avait, dans les années soixante, expulsé du martyrologe comme douteux, voire apocryphe…
Un géant embarrassant
Il est vrai que nous ne savons pratiquement rien de lui et que la version de sa vie proposée par Jacques de Voragine dans la Légende dorée, est un joli roman. Faut-il, pour autant, réduire à l’état de mythe cette figure hautement populaire, trop peut-être aux yeux de certains intellectuels ? Christophe, du grec Christophoros, "celui qui porte le Christ", est manifestement un prénom de baptême indiquant clairement la rupture avec celui que l’on était avant la vie de la grâce. Rien là que d’ordinaire. Il est probable que la légende s’est à l’origine élaborée autour de ce prénom. Le converti qui l’a choisi est peut-être originaire de la vallée du Jourdain et peut-être a-t-il véritablement exercé le métier de passeur qui, sur ces cours d’eau orientaux souvent bas, peut se faire à pied, non en barque. Il faut cependant pour l’exercer et pouvoir charger sur ses épaules les bagages des voyageurs, voire le voyageur lui-même, être un rude athlète.
La Tradition qui fait de Christophe un "géant", ce qui embarrassera les églises germaniques où les géants, dans le peuple, demeurent des divinités païennes honorées, pourrait donc être exacte. Elle le décrit aussi comme un homme simple, à l’intelligence limitée et au vocabulaire rare vivant à l’écart de la communauté. La mémoire, dans ces pays et ces époques de transmission orale, s’avérant souvent d’une exactitude troublante, pourquoi ne pas la croire quand elle le nomme Reprobus, le Réprouvé, celui que les siens rejettent ? Et pourquoi ne pas la suivre encore quand elle affirme qu’un solitaire de passage dans la région, cela doit se passer vers 250, quand certains chrétiens persécutés commencent à se réfugier au désert, parle du Christ à celui que l’on tient pour un demeuré ? Touché par cette parole et cette attention qui refait de lui un humain, Reprobus, le voyageur parti, se met en quête d’une communauté chrétienne pour l’instruire et le baptiser. Il en trouve une à Antioche où l’évêque Babylas, personnage parfaitement identifié, mort en prison en 251 pendant la persécution de Dèce, lui confère le baptême et ce prénom de Christophe. Sans que l’on sache pourquoi, le nouveau chrétien part alors vers Samos de Lycie, ville où il est arrêté et martyrisé.
La légende est belle
Voilà, en fait, les seuls points vraisemblables de l’affaire et l’on peut résumer l’histoire en disant que Christophe est l’un de ces nombreux témoins authentiques dont nous ne savons rien. Sur ce rien se construit, à partir du VIe siècle, une légende qui ira s’embellissant et lui octroiera une célébrité mondiale. Reprobus serait en réalité un jeune homme ambitieux désireux de devenir soldat du plus grand roi du monde. Il entre ainsi dans l’armée d’un prince qu’il abandonne en découvrant que celui-ci craint le démon. Le garçon en conclut que le diable est plus grand prince et se voue à lui, avant de s’apercevoir qu’une croix tracée par l’un de ces hommes nommés chrétiens met en déroute le prince de ce monde. Il lui faut donc aller à Celui que les chrétiens révèrent.
Dénoncé, condamné à une série de supplices horribles, Christophe est finalement décapité.
Pour pénitence, Babylas l’envoie, avant son baptême, exercer gratuitement le métier de passeur en attendant un signe du Ciel. Ce signe vient une nuit d’orage quand un tout petit enfant lui demande à passer le fleuve. Reprobus soulève l’enfançon et s’engage dans le gué mais s’aperçoit, effaré, qu’il ne peut avancer car son minuscule passager pèse terriblement lourd, et pour cause puisque tout le poids du monde et de ses péchés repose sur Lui. C’est l’Enfant Jésus qu’il porte, d’où ce nom de Christophe qui lui est octroyé. Dénoncé, condamné à une série de supplices horribles, Christophe est finalement décapité, non sans avoir prédit à son bourreau, éborgné par la flèche qu’il lui avait décochée, qu’il recouvrera la vue en baignant son œil crevé dans le sang du martyr, ce qui a lieu.
Un homme à tête de chien
L’on peut voir à Paris, en l’église Saint-Christophe de Javel, une série de fresque racontant la légende dans le détail et qui me fascinait lorsque, enfant, j’en étais paroissienne. Plus troublant, l’on trouve fréquemment Christophe représenté en Orient sous les traits d’un cynocéphale, un homme à tête de chien, iconographie renvoyant à celle du dieu égyptien Anubis, divinité à tête de chacal qui conduit les morts vers l’au-delà. Or, le passeur de fleuve symbolise dans toutes les civilisations le psychopompe, celui qui conduit les âmes des défunts vers la vie éternelle. Parce que cette identification pouvait aider à maintenir un culte idolâtre, l’Église orientale a choisi une autre explication : Christophe n’aurait pas une tête de chien mais d’âne, l’animal innocent que le Christ chevauche au jour des Rameaux ; ce qui fait de lui déjà un Christophore. L’explication est ingénieuse et jolie ; hélas, elle perd de vue que, dans les mentalités latines, l’âne est un animal obscène, et que figurer le Christ avec une tête d’âne, est pour les chrétiens un affreux blasphème.
Mais laissons de côté ces discussions érudites, pour passionnantes qu’elles soient, et revenons à l’essentiel : Christophe s’est voué de son vivant à aider les voyageurs et les guider hors du péril. Cela suffit à expliquer qu’ils l’aient élu pour protecteur. Notons encore que l’arme du Train s’est placée sous son patronage, elle qui a pour mission d’acheminer vivres, armement et soldats.