"Quel est ton projet ?" Je me suis rendu compte du caractère provocateur de cette question le jour où j’ai eu affaire à des SDF. Leur projet ? Survivre dans un monde hostile. D’ailleurs, survivre n’est même pas un projet, mais un mode de vie qui se concentre sur les besoins primaires : se loger, se nourrir, se vêtir. Dès qu’on accède à un minimum de sécurité, alors oui, on peut envisager un projet personnel, professionnel, passionné et passionnant…
Lorsqu’une cliente me demande un jour si "un professionnel doit forcément avoir un projet", j’avoue mon étonnement, tant je partage comme une évidence le point de vue de nos sociétés formatées par une culture du projet. Le mot "projet" offre une garantie de dynamisme, il rassure : quelle que soit leur taille, les institutions comme les entreprises poursuivent un projet, les communautés territoriales et les administrations fédèrent leurs activités sous un socle commun et les écoles elles-mêmes, présentent leur "projet pédagogique".
Apprécier, passer une journée dans une joie gratuite sans devoir nécessairement courir d’une distraction à l’autre, c’est encore autre chose et cela aussi s’apprend.
Pourtant, l’inscription du projet dans notre vie quotidienne et professionnelle a une histoire qui n’est pas ancienne. L’anthropologue Jean-Pierre Boutinet note qu’entre 1880 et 1960, seulement quatre livres intègrent le mot "projet" dans leur titre. La décennie suivante voit une progression spectaculaire, avec 400 ouvrages qui mentionnent le mot "projet" dans leur titre, puis 600 la décennie suivante, puis 1.300, pour en arriver, à plus de 2.100 ouvrages sur ce thème entre 1990 et 2000. Pourquoi cette progression ?
Le projet, une priorité pour l’individu ?
Le projet est l’initiative d’une personne qui anticipe un avenir désirable et possible, et qui mobilise les moyens pour l’atteindre. C’est un choix créatif et visible, comme le dessin de l’architecte. Le projet intègre l’idée d’un lancement (pro jeter) énergique, voire d’un combat contre les difficultés qui ne manqueront pas de se manifester. Le "mode projet" est devenu une priorité pour l’individu moderne au sens où en parlait le philosophe Alfred Fouillée : "L’individualisme […] pourrait se définir, au point de vue de la psychologie, par le penchant à développer en soi, avec le plus d’intensité possible, et à faire dominer au-dehors, avec le plus d’extension possible, sa propre individualité. Or, ce qui constitue surtout l’individu, c’est une énergie de volonté et d’activité débordante, qui se pose devant autrui avec une indépendance fière, avec un esprit de lutte et de “combativité”, refusant toujours de céder et prétendant toujours vaincre."
S’il apporte de l’intensité à l’action et favorise un sentiment d’accomplissement personnel, le mode projet s’accompagne d’une maturité et d’un choix spécifiques. Les enfants n’ont pas encore de projet ; les artistes, les contemplatifs, ou encore ceux qui exercent une fonction administrative n’entrent pas dans cette perspective : ils obéissent bien davantage à une directive ou une inspiration qu’ils n’en prennent l’initiative. Même dans les "équipes projet" nombreux sont ceux qui se contentent de servir un objectif auquel ils adhèrent sans l’avoir conçu eux-mêmes… Bref, on n’est pas forcé d’exercer son excellence sur le mode projet. Tel salarié réussit à la perfection ce qu’on lui demande, avec plaisir et bonne humeur : le mettre en mode projet le déstabilise et l’inquiète, plus que cela ne le motive.
Les moments "sans projet"
Comment penser une attitude qui ne valorise pas en premier le désir — pourtant bien légitime — de se réaliser à travers un scénario de vie que l’on a bâti soi-même ? Dans son livre Vivre sans pourquoi, le philosophe suisse Alexandre Jollien est précisément en quête de cet art de vivre pour se "libérer des projets, des objectifs, des attentes… Apprécier, passer une journée dans une joie gratuite sans devoir nécessairement courir d’une distraction à l’autre, c’est encore autre chose et cela aussi s’apprend. L’homme qui ne tient pas en place est comme un fol aventurier qui risque de tout perdre pour se fuir. […] Quitter la dictature de l’après, se former, se libérer, descendre au fond du fond pour se donner encore davantage aux autres…". Oui, en ce temps de vacances, un art de vivre qui mérite d’être redécouvert !