Nous sommes en Normandie, au bord de l’Orne. L’abbaye bénédictine d’Almenèches, transférée à Argentan au XVIIIe siècle, est l’une des plus anciennes abbayes de femmes en France. Aujourd’hui, 31 religieuses vivent à l’abbaye Notre-Dame d’Argentan selon la règle de saint Benoît. Elles mènent une vie contemplative, tout en cultivant leur potager et en assurant les tâches ménagères.
Parmi ces religieuses cloîtrées, cinq sortent pourtant de l’ordinaire. Elles s’adonnent à un véritable métier d’art, pour lequel leurs anciennes avaient reçu le titre de Meilleur Ouvrier de France dans les années 1950. Elles sont aujourd’hui les seules détentrices du secret de la dentelle au point d’Argentan.
Le point de France est né à Argentan
La dentelle voit le jour à Venise pendant la Renaissance. Ce travail d’aiguille se distingue de la broderie parce qu’il ne nécessite pas de support en tissu. Les motifs sont reliés par des brides de fils utilitaires. L’ouvrage se terminant souvent par une bordure en forme de petites dents, on parle alors de "dentelle". L’idée plaît aux âmes bien nées, elle franchit les Alpes et la mode envahit bientôt les alcôves et les sacristies du royaume de France.
Sous Louis XIV, Colbert, à qui l’on doit de nombreuses manufactures royales, comme Sèvres et Les Gobelins, crée aussi des manufactures de dentelle où l’on maîtrise désormais ce nouveau savoir-faire venu d’Italie. Pour éviter la fuite de capitaux à l’étranger, l’importation des dentelles est interdite et on invente alors le "poinct de France" à Argentan. Les motifs du point de France sont reliés par des mailles hexagonales régulières et festonnées.
Au XVIIIe siècle, les costumes, les ornements liturgiques, le mobilier se parent de cette dentelle au point d’Argentan réputée pour sa finesse. À Argentan, les manufactures emploient un millier d’ouvrières. La Révolution française met fin à cet âge d’or.
Des bénédictines reprennent le fil
Le savoir-faire du point d’Argentan a bien failli se perdre. Il a fallu la ténacité d’un maire et d’un sous-préfet pour relancer la fabrication de la dentelle, grâce aux dernières dentellières et aux bénédictines qui ont fondé un orphelinat. Une École dentellière tenue par les bénédictines ouvre en 1874 dans les locaux de l’orphelinat, il y a 150 ans cette année. Elle obtient des médailles dans les Expositions universelles.
Les bombardements de la Seconde Guerre mondiale détruisent l’école. À partir de 1958, les bénédictines continuent seules la tradition de la dentelle au point d’Argentan. Leurs plus belles réalisations sont conservées aux musées du Vatican et de Washington. A l’abbaye, elles conservent quelques pièces prestigieuses, dont une pièce ovale appelée « Le marquis », réalisée vers 1930. Le fonds est en point d’Argentan. L’ouvrage a demandé 730 heures de travail !
Un travail très monastique
"Nous ne prenons pas de commandes et les ventes se font sur place", raconte sœur Colette. "Les clients choisissent parmi les pièces qui leur sont présentées. Vu le travail, les premiers prix avoisinent les 350 euros, pour une pièce de 5 cm sur 3 cm. C’est un travail à l'aiguille, fait avec un fil de lin très fin (beaucoup plus fin que celui qui sert à faire des draps ou des rideaux) et des aiguilles très fines. Le fil de lin est actuellement difficile à trouver et nous sommes reconnaissantes aux personnes qui peuvent nous aider à nous en procurer."
Les bénédictines ne se contentent pas de faire des motifs religieux, elles créent leurs propres motifs de fleurs et de rubans. "Les prix étant très élevés, nous ne vendons pas beaucoup et nous vendrions encore moins si nous ne faisions que des motifs religieux !"
"Nous ne pouvons pas travailler plus de deux heures de suite. Le travail est trop fatigant pour les yeux. C’est un travail très "monastique", qui permet de prier en même temps." La dentelle au point d’Argentan est avant tout une œuvre de patience et de silence. "Ora et labora, prie et travaille", un point c’est tout.